En ces temps obscurs où les Russes se battent comme des cosaques où les gendarmes sont égorgés où, à Orlando, les gays sont assassinés au fusil de guerre. Il est sans doute rafraîchissant de revenir sur des histoires sordides mais comme illuminées par la grâce de l’année 1963 et la Corse d’un autre temps.
La petite Chiarra assassinée.
La victime était sa petite nièce de Simon-Pierre, Chiarra Emilia Battestini, élève au lycée privé Arrighi de Casanova, en seconde littéraire, à Ajaccio. Si les morts violentes sont courantes en Corse presque une coutume locale, il n’est pas d’usage de toucher aux enfants et, moins encore, aux femmes enfants. La coutume et la sensibilité populaire l’excluent absolument.
Nous montâmes à pied jusqu’à la bergerie où la victime avait été trouvée, nous quatre Christine , le procureur, le gendarme et moi-même. Christine passait la première. Elle ouvrit la barrière tenue par une chaîne de vélo roulant sur son pignon à laquelle un poids avait été suspendu ce qui permettait une fermeture automatique. Devant elle un escalier en terre, tenu par des rondins, montait en serpentant jusqu’à la bergerie un peu comme dans un mausolée inca. Sur chaque marche gisait un chat blanc aux yeux rouges le ventre ouvert et la gorge tranchée. Sur les six premières marches c’étaient de braves chats de nos maisons (felix catus albinus ) sur les six marches suivantes 6 chats sauvages blancs et gris aux regards terrifiants (felix sylvestris Pyrénéica ) également et semblablement mutilés.
Christine, serrée dans son corsage rayé, qui la mettait si bien en valeur montait, sans émotion apparente, en notant avec application tous les détails dans son calepin professionnel. De fait toutes les photos (en couleur) avaient déjà été prises et consignées dans le dossier d’enquête du procureur.
Sur la treizième marche les deux mains tranchées au dessus du poignet de la petite Chiarra étaient refermées sur deux petits animaux fort rares avec une goutte de sang non coagulé qui perlait de leur bouche. C’était, au demeurant, une preuve qu’elles avaient été étouffées Il s’agissait de deux petites hermines endémiques (Mustela erminae endemica corsicae) deux de ces petites bêtes charmantes et cruelles qu’on lance en Balagne dans les terriers, les soirs d’orage, pour se saisir des lapins. Un peu on le fait avec les furets chez les continentaux.
Christine, en professionnelle avisée, se pencha sur les mains martyrisées et tenta de les ouvrir pour examiner les hermines. Elle nota, scrupuleusement, un détail sordide mais qui pouvait se révéler important. En effet des poignets qui avaient été tranchés avaient disparu les bracelets que la petite Chiarra avait l’habitude de porter. A cet instant un événement insensé se produisit qui fit se pâmer Simon-Pierre. Les deux hermines se réveillèrent brusquement de leur sommeil mortel. Elles s’ébrouèrent rapidement, avalèrent, d’un coup de langue furtif, la goutte de sang qui perlait de leurs bouches, et s’enfuirent dans la montagne dans la direction du village abandonné de Lippi qui domine la baie somptueuse de Girolata. Je crus que le procureur allait se décomposer et moi je restais ébahi, au bord de défaillir, alors que le pire était encore devant nous.
Il restait à atteindre la bergerie et à y entrer dans une odeur de mort qui surpassait celle du bouc calabrais (Capra Montana Italica) cette odeur spécifique des morts violentes que, par nos fonctions professionnelles, nous connaissions bien, les uns et les autres, une odeur, au demeurant, qui aurait repoussé d’autres que nous. Le commissaire principal Christine Molêtre nota également, en le consignant explicitement, qu’au dessus de cette terrible senteur mortelle flottait, comme un zéphyr subtil, l’odeur capiteuse et sensuelle des trop jeunes filles rousses sublimée par du l’ancien parfum évanescent du jasmin. Un parfum monté, à sa connaissance, sur un substrat de graisse de Lamentin à partir d’une espèce de jasmin africain qu’elle n’avait retrouvé qu’à Grasse au musée des parfums orientaux dans la section des civilisations enfouies…En cette époque où la police, même scientifique, manquait encore de moyens les commissaires les plus distingués,aux connaissances les plus pointues, devaient, en outre, faire preuve de subtilité littéraire voire de poésie en sachant filer à propos la métaphore.
Christine passait toujours devant avec le gendarme béarnais qui dut forcer un peu la porte obstruée partiellement par le corps de la petite Chiarra. Elle gisait comme les chats éventrés la gorgé ouverte les bras coupés 20 centimètres au dessus des poignets disparus le corps en hyper extension comme surpris dans un ultime pâmoison. C’était une de ses Corses aux yeux mordorés, aux cheveux auburn, et à la peau rendue encore plus blanche par la mort. Mais aucune goutte de sang ne perlait de sa bouche : Elle n’ébouerait donc pas, à l’exemple des hermines, sa magnifique chevelure et ne reviendrait donc jamais à la vie…
Sur le mur avait été punaisée une photo d’Emmanuel Padovani en majesté. Devant la photo je crus voir se signer l’oncle muré dans sa douleur insensée Simon-Pierre Albertini le pêcheur du lac de Tibériardini. La nuit qui suivit c’est Simon qui nous logea. Les femmes prirent possession de la défunte et amenèrent la petite dans la plus belle chambre de la maison, nettoyèrent le corps, le couvrir d’onguents de myrte et d’encens. Elles l’habillèrent de sa plus belle robe la parèrent de ses plus beaux bijoux. A l’exception, naturellement, de ses bracelets couverts de billes d’ambre et d’ivoire sur un lit de corail, qui avaient disparu avec ses poignets découpés. Elles peignèrent ses cheveux auburn et commencèrent en sanglotant rituellement la veillée funèbre qui devait durer 3 jours avant qu’elle ne fut enterrée dans le mausolée en marbre vert de la famille Battestini/Albertini. Et dans la douceur du soir on put entendre trois nuits durant plus psalmodié que chanté :
Salve, Regina, mater misericordiae : vita, dulcedo et spes nostra, salve.
O Clemens, o pia, o dulcis Virgo Maria !
Pierre-Yves Couderc
Un texte pas très gai pour un temps pas joyeux mais cependant plus lisible que les précédents. Une bonne chose,monsieur PYC.