Où l’on découvre l’environnement professionnel de Jérôme de Kréville. L’étrange tour dans laquelle il travaille sous l’autorité lointaine du grand patron,Daniel Mouthon
Jérôme dans la tour d’ivoire
Jérôme, aux termes de sa lettre d’engagement, avait du se présenter se présenter, sous huit jours, au siège de la banque dans la quartier de la défense. Un quartier où le prestigieux établissement occupait un immeuble entier. En l’occurrence un de ces orgueilleux buildings à l’architecture contestable qui permettent d’offrir, ostensiblement, sa marque au ciel gris de Paris. En l’occurrence un gratte-ciel, sans grâce excessive, de taille plutôt moyenne, construit en 1995 avec ces 167 mètres de hauteur pour 50 étages dans ce Manhattan, un rien franchouillard, qu’en 1958, dés son accession au pouvoir, le général de Gaulle avait voulu offrir à Paris. Comme un symbole recouvré de la grandeur de la France.
Ce qu’il allait néanmoins découvrir c’est que cet immeuble, comme un iceberg au milieu d’une banquise de béton, était doté de 45 étages souterrains sur une profondeur totale de 150 mètres presque égale à ses dimensions aériennes. Cette particularité en faisait l’immeuble le plus profond de Paris.
Un immeuble si enfoncé que ses constructeurs en réalisant les conduites techniques avaient eu la surprise de découvrir le 3éme réseau des catacombes. Un réseau partiellement inconnu, dont on ignorait, jusqu’alors, qu’il se prolongeait, si loin, à l’Ouest de la capitale. Ce troisième réseau de catacombe, comme l’indiquait d’ailleurs des documents du haut-moyen âge avait la particularité d’être entièrement creusé dans un substrat de gypse d’une pureté presque absolue. Si bien que ses parois, dans lesquelles avaient été édifiées les fondations de l’immeuble de la générale, étaient largement translucides et striées de veines d’albâtre du plus bel effet.
L’immeuble était donc le plus profond de la capitale française. Après, naturellement, celui de l’Élysée dans lequel, à plus de 500 mètres, dans une gangue de plomb et de béton, est installée la salle de commande nucléaire (Grâce à laquelle le président français est réputé pouvoir déclencher l’apocalypse nucléaire.)
Daniel Mouthon, le président de la société générale, avait choisi de rester dans cet immeuble malgré le mouvement qui amenait beaucoup de sièges sociaux des plus grandes sociétés à émigrer en grande banlieue pour alléger leurs comptes d’exploitation. En effet cette particularité au niveau de la profondeur permettait de faire tourner des ordinateurs, parmi les plus puissants au monde, sans dégager une chaleur excessive, perceptible de l’extérieur. En effet le patron qui, encore qu’énarque, était doté d’une vaste culture scientifique, et qui était un peu superstitieux pensait qu’ainsi aucune source d’information venue des batteries d’ordinateurs sous forme d’ondes ou de chaleurs ne devait pouvoir, par un moyen ou par un autre, être perçue à l’extérieur. Des ondes dont il imaginait que des esprits plus fins que d’autres puissent en tirer des renseignements normalement destinés à rester secrets.
Cette tendance à la paranoïa du grand patron, autant que son caractère hautain et cassant, était connue de tout le staff de la banque. Et même chez les employés d’un rang subalterne qui le voyait plus souvent à la télévision ou à la une des revues économiques que dans les locaux de la banque. Il est vrai que Daniel Mouthon disposait d’un ascenseur particulier pour accéder à son bureau du 35 ème étage. Un ascenseur dont un des accès se situait au 40 ème étage souterrain et qui pouvait être atteint par une espèce de métro privé. Un métro qui empruntait le réseau des catacombes à partir de son domicile dans le septième arrondissement.
Cette paranoïa alimentait les conversations dans les idées en ville. En particulier les bonnes âmes, qui faisaient métier de paraître averties, ne manquaient pas de rappeler que, dans son parcours en qualité de haut fonctionnaire, il avait eu à diriger les services préfectoraux liés au contre-espionnage. De fait dans l’équilibre subtil de la sphère politico-administrative française les préfets ont toujours autorité sur les généraux en matière de renseignement. Un peu à l’exemple des commissaires politiques dans les armées soviétiques. Dans ces services étatiques ses grandes qualités analytiques et sa subtilité de raisonnement avaient faut merveille. Mais son style abrupt de « monsieur je sais tout » lui avait attiré l’antipathie des militaires déjà très peu disposés au départ à son endroit et à sa corporation.
Mais, néanmoins, dès cette époque il avait pris conscience et s’était interrogé sur la fragilité des mondes dominés par les ordinateurs. En particulier le monde de la banque et, plus encore, celui de la finance, totalement asservi à ces nouvelles machines pensantes de l’ère postindustrielle qu’il connaissait mieux que quiconque. Il avait compris, confusément, que l’économie classique et même l’économétrie spéculative à laquelle il avait été formé était et surtout, allaient être, rapidement dépassées par la vitesse et le caractère souvent aléatoire des informations véhiculées par les ordinateurs. le tout dans un réseau mondial unifié dont il était difficile de comprendre la rationalité. A supposer qu’elle existât. Ce dont sa grande intuition l’amenait, parfois, à douter. Mais ce que son caractère un tant soit peu psychorigide et la conscience de sa supériorité intellectuelle l’amenaient néanmoins très difficilement à admettre.
Dans cette banque qui restait la plus modeste des grandes banques françaises Jérôme pouvait espérer un salaire et surtout un statut, voire un prestige, de très bon niveau.
En effet, au niveau mondial, Elle était connue et reconnue, et surtout jalousée, pour posséder la meilleure expertise en matière de gestion des produits de marché les plus sophistiqués. Essentiellement les produits dérivés. Ceci, grâce aux intuitions de son président, qui avait eu, le premier, l’idée d’engager, en parallèles puis en substitution à des banquiers classiques, des batteries de polytechniciens et de centraliens. Ces ingénieurs, du meilleur niveau, étaient dédiés à la gestion de ces nouveaux produits, ils allèrent rapidement donner naissance à la « french touch » en matière financière : à la fois la plus sophistiquée mais surtout la plus efficiente et la plus rentable financièrement malgré le caractère stratosphérique et inédit des rémunérations servies. Il est vrai, essentiellement par intéressement.
En particulier la banque était réputée pour être la plus efficiente dans le compartiment des produits dérivés. Des produits particulièrement complexes qui naissaient toujours plus nombreux, chaque jour, et dont les polytechniciens et les centraliens qu’elle s’était attachée à prix d’or étaient les meilleurs experts au niveau mondial.
Ces produits, de deuxième ou de troisième niveau, sont, au sens propre et parfois mathématique du terme ,des dérivés des produits classiques dits sous-jacents .Ces produits sous-jacents que des centaines d’années d’économie bancaire avaient patiemment créé, ceci depuis la fin du moyen-âge, quelque part en Lombardie puis en Flandres, et surtout en Angleterre, au temps où les vastes océans avaient succédé à la Méditerranée comme centres féconds du monde capitaliste.
Le principe profond de tous ces produits et leur justification par rapport aux doutes que leur complexité induisait chez certains opérateurs, parmi les plus conscients, étaient qu’ils représentaient une contrepartie indispensable aux produits d’assurance et de couverture. Des produits d’assurance et de couverture réputés indispensables à une économie de plus en plus évolutive et instable….Même si des esprits chagrins, ou plus lucides ou plus curieux que les autres, pouvaient prétendre que l’environnement financier global était rendu encore plus instable et erratique par ces nouveaux produits censé le stabiliser.
Pierre-Yves Couderc
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