LE RAT DES VILLES ET LE RAT DES CHAMPS

 

rats

 

« Autrefois le Rat de ville
Invita le Rat des champs,
D’une façon fort civile,
A des reliefs d’Ortolans. »*

 

« On ne peut pas balayer d’un revers de patte le mouvement des gilets jaunes et leur décerner le gilet jaune de la bêtise car au pays des rats tout le monde n’est pas logé à la même enseigne et il y a une véritable détresse qui s’exprime sous le gilet ». C’est le commentaire de l’édition matinale du « Monde des Rats » qui précise sentencieux : « Il est inutile d’ajouter de l’opprobre à l’amertume de nos congénères des champs malheureux, c’est ainsi que l’on allume des incendies dont on a vu par le passé qu’ils deviennent difficiles à éteindre ». 

Il y a bien le rat des villes et le rat de champs. Le premier est bien entendu plus malin, mieux adapté et a voté Macron, le second est largué, se sent méprisé et bien souvent il a voté Macron lui aussi mais il a le sentiment de s’être fait roulé. Le rat des villes, premier de cordée, roule en métro ou en voiture de fonction, bénéficie d’un bon salaire, habite un studio de 35  mètres carrés avec douche à l’italienne dans une tour de 20 étages en centre-ville et il est flatté de voir les stars de l’intelligencia débarquer devant sa porte pour débattre « d’un autre monde » car, pour lui aussi « les idées mènent le monde » ; les siennes bien entendu.

Pendant ce temps, le rat des champs reste devant sa télé et regarde « Plus belle la vie » car il faut bien rêver… Pour le rat des champs, la télé c’est le loisir unique ; bien sûr il y a Arte mais justement il faut penser. Pour lui les idées ne mènent pas le monde et la priorité c’est l’évasion de ses soucis quotidiens. Il en convient, tout le monde a ses soucis mais ils ne sont pas forcément faits du même bois. « Et excusez-moi d’être impoli », dit-il au journaliste local qui l’interroge sur un barrage de gilets jaunes, « il y a des rats Béarnais pour lesquels les soucis principaux sont d’ordre matériel ».  

Le rat des champs habite la banlieue. Il s’est fait construire un petit pavillon qu’il paye à crédit. Il a eu de la chance que la banque lui accorde le prêt mais son cousin  de la ville l’a aidé en se portant caution. Ce pavillon c’était son désir le plus cher, sa fierté. Il se chauffe au fioul, c’était la norme du lotissement. Il s’est acheté une voiture au diesel il y a dix ans. Il y avait, alors, une forte incitation gouvernementale pour ce type de carburant. Il habite près de son usine, à l’ouest de Pau. Elle dégage de forts nuages toxiques qui provoquent des odeurs insupportables ; les bébés de ses portées sont régulièrement malades des bronches. C’est un souci, mais c’est son usine, elle lui donne le salaire qui lui permet de payer sa maison et son gas-oil. Il trouve donc un peu fort qu’on le traite de pollueur et qu’on exige de lui qu’il change de voiture. De toute façon il n’a pas les moyens. Et quand on lui parle de transition écologique, il sort prendre une bonne goulée d’air pollué, dans son jardin, histoire de passer ses nerfs.

Le rat des villes sait très bien que la transition écologique n’est qu’un élément de langage qui servira à contraindre son compère des champs à rouler électrique c’est-à-dire nucléaire –ça il ne faut pas le dire, c’est un tabou citadin. Car le rat des villes, il est malin nous l’avons dit, est à la fois contre le nucléaire, contre les énergies fossiles et pour une croissance forte. De toute façon il a tout à portée de main et il roule en vélo. Sa priorité ce sont les pistes cyclables, où les pistes pour trottinettes, patins ou planche à roulettes. Il ne va jamais en banlieue et pour se déplacer dans le centre il prend la « Baladine » ; elle est gratuite. Il part en vacances en avion et il a fait une croix sur sa voiture. Le samedi il va à « l’Ostyer Bar » du marché pendant que le cousin se presse sous la tente des producteurs locaux.

Le rat des villes, Benjamin Griveaux –porte-parole du gouvernement- en est un prototype, ne veut plus « des gars qui fument des clopes et qui roulent au diesel » car « ça n’est pas la France du 21e siècle que nous voulons » ajoute-t-il. Il précise ainsi la pensée du rat des villes en chef quand, du Danemark, il traite ses compatriotes de « Gaulois réfractaires au changement » ou quand il assure « qu’il suffit de traverser la rue pour trouver du travail ». Le rat des champs longtemps au chômage, qui a eu maille à partie avec l’ANPE et qui a passé beaucoup de nuits blanches, -car comment nourrir ses nombreux petits rats ?-, a suivi le conseil : il a traversé la rue et n’a rien trouvé. Il a seulement failli se faire écraser par une voiture électrique (elles roulent sans bruits).

Le rat des champs a une énorme considération pour son cousin des villes. Il est si beau, fin, élancé, hâlé, musclé. Il se balade avec les plus belles rates ; certains de ses amis ont des mœurs qu’il juge spéciales mais il est tolérant et ils pourront eux aussi fonder une vraie famille. On aura bientôt la PMA pour tous : ceux de la ville comme ceux des champs. « C’est un progrès » lui a dit son cousin. Oui, sans doute, mais il ne se sent pas très concerné pas plus que par la transition énergétique. Son problème c’est de mettre le carburant nécessaire pour aller à l’usine : celle qui pue mais qui paye. Un peu plus de sécurité pour lui et sa famille, c’est sa vision du progrès.

Mais voilà que le rat des villes et le rat des champs –celui qui a mis un gilet jaune- sont contraints de faire un bout de chemin ensemble. Ils font partie de la même espèce, celle des rats, et ils vivent dans ce qui est, pour le moment, une même ensemble, une patrie. Aller au stade ensemble et chanter d’une même voix la même chanson, la Marseillaise, avoir les mêmes drapeaux agités avec frénésie de concert, c’est cela avoir une patrie. Pour cela les cousins rats s’entendent parfaitement.

Si le rat des champs admire son cousin pour son intelligence et sa beauté, ce dernier aime son compère car il sent l’ail et le cambouis ce qui lui rappelle maman et le nid douillet de son enfance. Il est reçu à la campagne avec un beau morceau de fromage d’Ossau bien sec et parfumé ce qui le change de son menu vegan. De plus, la naïveté de sa parentèle est charmante… et il en convient bien volontiers -avec un poil de commisération tout de même- : « il y a du bon sens chez eux… »

Comment vont-ils s’y prendre pour marcher de concert, ces deux-là ? « That’s the question » dit le rat des villes songeur s’adressant à son gentil cousin. Ce denier ne comprenant rien à son sabir prétendument urbain, eut assez d’esprit, enfilant son gilet jaune, pour conclure ainsi :

« (Mais) rien ne vient m’interrompre :
Je mange tout à loisir.
Adieu donc ; fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre »*.

 

Pierre Vidal

*Jean de La Fontaine : Le rat des villes et le rat des champs.