« Régions », tel est le mot. Les réformateurs de la carte de France ne disent pas « provinces ». Il ne faut pas suggérer qu’on liquide le legs de la sacro-sainte Révolution de 1789, big-bang de la République une et indivisible, pour revenir à la Monarchie. Seulement, on est bien obligé de recomposer la France en ensembles plus grands que la myriade de départements créés le 22 décembre 1781 par la Constituante pour désintégrer l’Ancien Régime.
Elle avait disséqué le pays en près de cent lopins pareils à des mouchoirs de poche. En principe, la création des départements répondait à l’objectif « totalitaire » d’éliminer les particularismes provinciaux. Elle en a engendré de nouveaux, bien pires, et plus petits. Heureusement, le monde extérieur fait aujourd’hui pression sur la France pour qu’elle redevienne un pays normal après avoir végété pendant deux-cents ans dans un système hypercentralisateur et jacobin. Elle doit se mettre au diapason de l’Union Européenne dont les États membres sont pour l’essentiel des États fédéraux, composés de grandes régions, de Länder comme on dit Outre-Rhin. Que l’on ait attendu 2014 pour (re)lancer ce projet montre à quel point les Français sont conservateurs, voire ankylosés dans leurs marottes « hexagoniques », dans leurs particularismes et leurs syndicats.
La réforme des plaques minéralogiques entrée en vigueur le 15 avril 2009 était un pas prudent vers la suppression des départements. Elle souleva un mini-tollé. A titre de consolation, on peut afficher le n° du département en petit à droite de la plaque. Reste que les départements passeront bientôt « à côté de la plaque » parce qu’ils ne sont pas notre avenir. La ministre de l’époque, je crois que c’était MAM, qui n’est pas une hypersensible, avait méconnu un besoin fondamental de l’être humain : celui de l’enracinement dans une identité. Ses technocrates prétendirent que ces numéros et lettres sans attaches sur nos plaques nous mettraient au diapason de l’Europe. Or, il n’en est rien ! Les Allemands ont résolu le problème différemment : ils n’ont pas de départements et leurs Länder sont trop grands pour indiquer l’origine, mais leurs plaques minéralogiques révèlent de quelle commune proviennent le véhicule et son chauffeur. Une lettre pour les très grandes villes, plusieurs pour les toutes petites agglomérations. Ainsi B pour Berlin, BN pour Bonn, etc. Tout le monde le sait, les cités allemandes ont du répondant : indépendantes et autogérées, elles furent en conflit avec les princes et les évêques dès le Moyen-Âge. Quand on sait qu’en 2050, les villes abriteront 65% des 9,5 milliards d’humains qui peupleront la planète et généreront plus des trois quart de la richesse mondiale, voilà une bonne solution pour l’identité. Pourquoi pas B pour Bordeaux, M pour Marseille, Pa pour Pau, Bia pour Biarritz, Lou pour Lourdes ?
Toujours est-il que les écoliers républicains ne doivent plus apprendre par cœur les numéros des départements. Quel soulagement ! Il faut remercier Manuel Valls d’avoir inscrit la réforme territoriale à son agenda. Non sans courage. Elle avait déjà fait tomber rien moins que le Général de Gaulle. Le centralisme pourtant considéré comme « le mal français » était tabou. La peur des autonomismes paralysait les cerveaux. A présent, on ne peut plus reculer. Il faut décentraliser, déconcentrer au niveau de l’État et de l’Europe, mais en compensation regrouper, réunir à l’échelon régional. Les Espagnols, les Britanniques, les Hollandais, les Belges, les Autrichiens, les Italiens pour ne citer qu’eux, habitent de grandes provinces. Les Allemands ont découpé leur territoire plus restreint que le nôtre en seize Länder (deux de trop d’ailleurs) qui se gouvernent eux-mêmes, sauf en matière de Défense et de Politique étrangère. Quand on lui demande sa nationalité, un de mes amis bavarois dit toujours : « Je suis Bavarois ». Il ne dit pas : « Je suis Allemand ». Pourtant le soi-disant « État libre de Bavière » (le « Freistaat Bayern ») est inféodé à la République fédérale d’Allemagne et n’a jamais manifesté le désir d’en sortir.
Ce regroupement des pièces du patchwork en régions est donc une bonne chose que l’on attendait depuis longtemps chez nous. Panacées contre le centralisme, de grands territoires bien équipés et identitaires pourront tenir tête à la capitale. Cela ne veut pas dire : sécessionnisme, mais : subsidiarité. La déconcentration des directives qui va s’imposer à l’Union Européenne sera plus aisée à mettre en œuvre si nous avons des régions pour l’accueillir.
En 1945-46, la France avait insisté pour que l’Allemagne occupée par les Alliés soit découpée en Länder relativement homogènes. Elle nourrissait l’illusion de l’affaiblir. C’est le contraire qui s’est passé : les Länder ont rendu l’Allemagne forte. Elle est unie par la décentralisation et la déconcentration. Les Länder se livrent des compétitions productives. Ils créent de l’enracinement et de la proximité. Ils préservent les coutumes. Mais les régions que projette le gouvernement Valls-Hollande remplissent-elles ces objectifs ? J’ai beaucoup aimé les deux cartes de France d’Emmanuel Pène parues dans « AP », surtout la carte culturelle et historique. Elle nous a montrés qu’on est encore loin du compte. On est en train de créer un découpage sans grands rapports avec l’héritage linguistique, historique et culturel. Ainsi, peut-être, les Pyrénées atlantiques, les Landes et la Gironde, c’est-à-dire l’Aquitaine, ont elles des gènes en commun avec le Midi Pyrénées, mais non pas avec le Limousin, pour ne pas parler du Poitou Charentes. En fait notre région ouest-pyrénéenne ne devrait pas déborder au nord la Garonne, sa frontière depuis des temps immémoriaux. Les Lozériens, eux, se sentent proches des Cantalous et des Toulousains jusqu’au Catalans. « L’Alsace et la Lorraine » n’a existé que dans les chansons de 14-18. En Alsace, on raconte que les petits Lorrains ont de longues oreilles parce que c’est par là que leurs mères les soulèvent pour leur montrer une région plus belle que la leur, l’Alsace. Pour ne pas parler des Bretons qui resteraient divisés, le « master plan » français n’est pas encore au point….
Craint-on que les Français ne s’émancipent de Paris à partir d’identités reconstituées et cohérentes ? Ce ne serait pas aberrant de soupçonner les Parisiens qui nous gouvernent, d’aussi vilaines intentions. Les régions aux composantes hétérogènes du plan Valls ne segmentent-elles pas les liens historiques et culturels à haut niveau alors que les départements les cassaient au ras du sol ? A-t-on eu peur d’aller jusqu’au bout de la réforme ? Les nouvelles « régions » sont un peu du n’importe quoi. Il y a une idée là derrière. A-t-on tellement peur là-haut à Paris du retour de bâton de l’histoire ? Redoute-t-on sinon le sécessionnisme, du moins le fédéralisme ? Un souvenir me hante : le terrible sort des Girondins sous la Terreur en 1792-93. Les Sans Culotte, cette Gestapo de l’époque, a poursuivi jusque dans les coins reculés de leur province ceux d’entre eux qui leur avaient échappé. Les derniers se sont suicidés pour échapper à la guillotine. Depuis Robespierre, les fédéralistes sont considérés chez nous comme des traîtres à la patrie. Il serait temps que les mentalités changent sur ce point aussi. Ne faisons pas la fine bouche devant cette réforme qui est un réel progrès et apportera des simplifications, peut-être même des économies. Mais rectifions le saucissonnage en fonction des anciennes valeurs et coutumes pour en faire quelque chose de neuf à la mesure du XXIème siècle.
– Par Jean-Paul Picaper