Politique et culture ? Le bac nous interroge.

imagesLa lecture des sujets du bac, en philo, a dû susciter l’attention et la réflexion de beaucoup de lecteurs ; en a-t-il été de même chez les candidats à Pau ? J’espère.

J’ai toujours beaucoup d’incertitude, quand je pense à moi, il y a x années (!), sur la maturité conceptuelle des jeunes de 17 ou 18 ans pour aborder de telles réflexions. Il y a évidemment une préparation à cet exercice en classe mais, malgré tout, l’assimilation nécessaire de la théorie, et la personnalisation souhaitée de la pensée, ne reposent pas seulement sur une intuition, une assiduité et un travail sérieux mais en grande partie sur un vécu, une expérience, un acquis relationnel très étendu, très riche, très varié, pour être capable de porter un jugement au-dessus des partis(méthode historique et scientifique) et des parties (globalisation). L’environnement de nos jeunes, souvent «branchés» dans un domaine qui les mobilise totalement, est peu favorable à la compréhension de la complexité de la vie, d’ailleurs notre société de formatage ne les prépare absolument pas, bien au contraire !

J’ai trouvé que le texte de Machiavel, dans «Le Prince», section S, était d’une brûlante actualité (voir le texte en pièce jointe) ; il abordait à une époque où la question ne se posait pas, le problème de l’adaptation à l’environnement et à la complexité.
De plus, le fait qu’il ait été proposé dans une section scientifique c’est-à-dire de futurs candidats à des fonctions de réflexion, décision et action dans tous les domaines : économique, politique…, est une bonne chose car cela devrait permettre une élévation des connaissances calamiteuses de nos politiciens, ministres, et bien d’autres ! Les économistes ne sont pas exclus, eux qui s’imaginent faire de la science en manipulant des chiffres, des moyennes, des statistiques, des probabilités…!
Si le décalage dans le temps est énorme, la similitude est grande. Machiavel, et notre société actuellement, se situent dans l’entre-temps d’une période faste : la Renaissance naissante ou les trente glorieuses en amont, et, en aval, les conflits internes et externes, les révolutions politiques, les invasions, qu’elles soient espagnoles et françaises, terroristes, commerciales, financières ou polluantes.
Au début, Machiavel «n’ignore pas que beaucoup ont pensé et pensent encore que les choses du monde sont gouvernées par Dieu et par la fortune, et que les hommes, malgré leur sagesse, ne peuvent les modifier, et n’y apporter même aucun remède.»
Il est bien vrai que du temps de Machiavel (début du XVIème) et après, Dieu est le grand organisateur : A propos d’un tremblement de terre et du passage d’une comète « En estant au 21 juin 1660 il arriba à Doazit et généralement par toute la Chalosse et embirons……»

   « Hélas, hélas, faisons tous pénitence car Dieu est courroucé contre nous ! »

«L’Armorial du baron de Cauna», d’après un manuscrit d’Henry de Laborde Péboué.. Ceci est encore ancré dans beaucoup de populations humaines

Depuis, la Science, l’époque des Lumières, ont bien changé l’approche de l’explication du cours des choses( La Fortune). Dieu reste un auxiliaire qu’on va chercher quand on en a psychologiquement besoin ; il ne nous entend pas toujours ; il est remplacé par trois approches conceptuelles :

1°)L’histoire du passé et du futur dépend du «hasard», c’est-à-dire de l’environnement physique dont on ne connaît pas les lois et dont on subit l’évolution.
«Je compare la fortune à l’un de ces fleuves dévastateurs qui, quand ils se mettent en colère, inondent les plaines, détruisent les arbres et les édifices, enlèvent la terre d’un endroit et la poussent vers un autre. Chacun fuit devant eux et tout le monde cède à la fureur des eaux sans pouvoir leur opposer la moindre résistance.»
«En conséquence de quoi, on pourrait penser qu’il ne vaut pas la peine de se fatiguer et qu’il faut laisser gouverner le destin. Cette opinion a eu, à notre époque, un certain crédit du fait des bouleversements que l’on a pu voir, et que l’on voit encore quotidiennement, et que personne n’aurait pu prédire»

2°) L’homme est maître du monde et il peut le modifier, l’organiser, l’orienter à sa guise.
La technologie, qui a pris un essor énorme du fait du progrès des connaissances, a développé chez beaucoup, cette impression de supériorité de l’homme sur la Nature désormais à sa merci. Cela a été «la pensée unique» pendant des années; elle résiste du fait des intérêts en jeu.
Machiavel est le précurseur de la nécessité d’appliquer «le principe de précaution» !
«Les hommes ont la possibilité, pendant les périodes de calme, de se prémunir en préparant des abris et en bâtissant des digues de façon à ce que, si le niveau des eaux devient menaçant, celles-ci convergent vers des canaux et ne deviennent pas déchaînées et nuisibles. Il en va de même pour la fortune : elle montre toute sa puissance là où aucune vertu n’a été mobilisée pour lui résister et tourne ses assauts là où il n’y a ni abris ni digues pour la contenir.»

3°) «Néanmoins, afin que notre libre arbitre ne soit pas complètement anéanti, j’estime que la fortune peut déterminer la moitié de nos actions mais que pour l’autre moitié les événements dépendent de nous» .
Autrement dit, ce n’est ni la première approche, ni la seconde, c’est le «tiers exclus» des deux autres ; il y a en l’homme un pouvoir de causalité qui peut s’insérer dans la succession des événements et en modifier l’orientation. Ne chipotons pas sur les 50%, mais pour moi l’influence est bien supérieure !
Quel constat d’actualité !!!! Quelle leçon pour nos «experts», entrepreneurs, politiques ignorants, drogués à la société de consommation. Nous vivons avec la pollution, le changement climatique, l’alimentation industrielle, le chômage, les cancers….: le résultat de ce pouvoir de causalité non accepté car trop rentable financièrement par certains, les vrais privilégiés, pour le moment !

Ce texte ouvre la voie à deux interprétations qui se sont affrontées et s’affrontent toujours aujourd’hui.
– Pour les uns, Machiavel est le représentant et le conseiller d’une secte politique de profiteurs avides de pouvoir, cyniques et manipulateurs. Il est à l’origine d’un «machiavélisme» politique très partagé actuellement.

– Pour les autres il a ouvert la voie à une pensée moderne. Pour Jean-Jacques Rousseau, et pas seulement, c’est un théoricien de la liberté et du pouvoir populaire républicain.
En fait, tout autant que celui du cynisme, Machiavel peut être considéré comme le père du pragmatisme en politique. La «vertu» première du Prince n’est pas morale mais politique: c’est la nécessité de prendre des distances par rapport à son environnement (les sondages !), il propose toutes les conduites et mesures à tenir pour bien gouverner.
Des hommes politiques ayant une vision à long terme ; ce n’est plus possible ; l’intuition ne peut pas tout. On peut reprocher de faire des promesses(sinon, on n’est pas élu !) mais pas, de ne pas les tenir ; les changements de politique ne sont pas infamants, c’est faire preuve de bon sens, pour s’adapter.
Que ce soit sa personne, une commune ou un Ètat, un artisan ou un chef entreprise, gouverner dans le monde actuel, toujours plus rapide et tourbillonnant, aux barrières mouvantes et inattendues, c’est de moins en moins «prévoir» ; c’est s’efforcer par des corrections rapides de trajectoire, de garder le bateau à flot dans la bonne direction ; ce n’est pas le super-Géant, c’est le slalom Géant ; il faut être un pratiquant expérimenté du rafting ; être capable, tout en restant stable, de descendre, au printemps, les gaves pyrénéens (pour rester local !!!), tumultueux et imprévisibles.
Il faut maîtriser le cours impétueux, constellé d’écueils, en suivant deux consignes :
– «Gardez-vous à droite, gardez-vous à gauche.!»
– «Louvoyez, au bon moment, en donnant un coup à droite et/ou un coup à gauche, suivant la nature des obstacles à contourner.
C’est ce que Machiavel préconisait :
«la politique est l’art de bien gérer la cité mais aussi celui d’apprendre à se maintenir au pouvoir dans une situation ouverte à tous les retournements.  » Si tu savais changer ton caractère, quand changent les circonstances, ta fortune ne changerait point «  (cf Le Prince, ch.VI).

Signé Georges Vallet

crédits photos:la-philosophie.com

Pièce jointe: texte proposé aux candidats
Je n’ignore pas que beaucoup ont pensé et pensent encore que les choses du monde sont gouvernées par Dieu et par la fortune (1), et que les hommes, malgré leur sagesse, ne peuvent les modifier, et n’y apporter même aucun remède. En conséquence de quoi, on pourrait penser qu’il ne vaut pas la peine de se fatiguer et qu’il faut laisser gouverner le destin. Cette opinion a eu, à notre époque, un certain crédit du fait des bouleversements que l’on a pu voir, et que l’on voit encore quotidiennement, et que personne n’aurait pu prédire. J’ai moi-même été tenté en certaines circonstances de penser de cette manière.
Néanmoins, afin que notre libre arbitre (2) ne soit pas complètement anéanti, j’estime que la fortune peut déterminer la moitié de nos actions mais que pour l’autre moitié les événements dépendent de nous. Je compare la fortune (le cours des choses)à l’un de ces fleuves dévastateurs qui, quand ils se mettent en colère, inondent les plaines, détruisent les arbres et les édifices, enlèvent la terre d’un endroit et la poussent vers un autre. Chacun fuit devant eux et tout le monde cède à la fureur des eaux sans pouvoir leur opposer la moindre résistance. Bien que les choses se déroulent ainsi, il n’en reste pas moins que les hommes ont la possibilité, pendant les périodes de calme, de se prémunir en préparant des abris et en bâtissant des digues de façon à ce que, si le niveau des eaux devient menaçant, celles-ci convergent vers des canaux et ne deviennent pas déchaînées et nuisibles.Il en va de même pour la fortune : elle montre toute sa puissance là où aucune vertu n’a été mobilisée pour lui résister et tourne ses assauts là où il n’y a ni abris ni digues pour la contenir.
MACHIAVEL, « Le Prince » (1532)
(1) « fortune » : le cours des choses
(2) « arbitre » : capacité de juger et de