Pierre-Simon, si tu savais…

Pierre-Simon_Laplace-225x300Pierre-Simon, si tu savais, avec ton démon, dans quels beaux draps blancs tu nous mets !

« M. Arago avait une anecdote favorite. Quand Laplace eut publié sa Mécanique céleste, disait-il, l’empereur le fit venir. L’empereur était furieux. Comment, s’écria-t-il en apercevant Laplace, vous faites tout le système du monde, vous donnez les lois de toute la création et dans tout votre livre vous ne parlez pas une seule fois de l’existence de Dieu ! Sire, répondit Laplace, » je n’avais pas besoin de cette hypothèse. »» Victor Hugo.

Heureusement pour lui, Napoléon n’était pas radicalisé !

Ce qui ne veut pas dire que le démon de Laplace avait raison, mais la démonstration scientifique est une meilleure solution que la fatwa !

La vision du monde, du temps de Laplace, était dominée par Newton et Descartes.
« Une intelligence qui, à un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. » Pierre Simon Laplace, Essai philosophique sur les probabilités.

On retrouve cette vision du monde du côté de la biologie dans le dualisme cartésien corps/âme et dans la notion d’animal-machine. Ils ne sont que des horloges compliquées avec leurs rouages, leurs moteurs et leurs déchets, une machine sublime mais soumise au plus grand déterminisme, sans contrôle sur ses actes et vouée à reproduire le même fonctionnement, génération après génération.

La découverte des systèmes non-linéaires, des bifurcations et de la dépendance sensitive aux conditions initiales, nous propose une vision du monde très différente. Le monde est intrinsèquement non-prévisible, le hasard et les fluctuations y jouent un rôle très important, des phénomènes chaotiques induisent des comportements erratiques et, apparemment, sans tendances particulières.

La grande horloge divine a été remplacée par le tourbillon permanent des ailes des papillons…

La grande aventure intellectuelle de la fin du 20ème siècle est la découverte de l’extraordinaire complexité du monde : complexité du cosmos, des organismes vivants, des sociétés humaines, mais aussi de tous ces systèmes artificiels conçus par les hommes. La mondialisation des échanges, commerciaux, financiers ou culturels, ne fait qu’accélérer cette prise de conscience et d’en accentuer les effets.

Dans leur quête de connaissance, les hommes ont d’abord recherché des explications simples et logiques pour la nature du monde. La science a d’abord été fondée sur la méthode cartésienne caractérisée par la réduction de la complexité à ses composants élémentaires. Fabuleuse méthode d’ailleurs, puisqu’elle est à l’origine des grands progrès réalisés par la science au cours des 19ème et 20ème siècles.

Cette méthode, parfaitement adaptée à l’étude des systèmes stables constitués par un nombre limité d’éléments aux interactions linéaires ne convient plus dès lors que l’on considère la complexité des grands systèmes biologiques, économiques et sociaux. Une autre approche est alors requise pour représenter la réalité qui doit prendre en compte l’instabilité, la fluctuation, le chaos, le désordre, le flou, la contradiction, l’ambiguïté, le paradoxe.
« Si nous ne changeons pas notre façon de penser, nous ne serons pas capables de résoudre les problèmes que nous créons avec nos modes actuels de pensée » Albert Einstein.

C’est l’approche systémique.

Alors que le cartésianisme analyse, découpe un gros problème en petits problèmes indépendants, le systémique considère que tout ayant un impact sur tout, le raisonnement ne peut s’affranchir des interactions et de la synthèse globalisante. Par exemple, alors que les élites sont formées sur la base d’un comportement individualiste, il faudrait les préparer à travailler dans un cadre collectif.
On ne fait que morceler et individualiser les actions à mener : la police est pour la sécurité, le pain pour le boulanger, l’enseignant pour l’éducation, l’entreprise pour la production, les banques pour faire circuler l’argent….alors que chacun, où qu’il se trouve, joue un rôle dans la sécurité, l’éducation, la lutte contre la pollution, l’exclusion, le respect des autres……
Choisissons un exemple brûlant dans notre actualité : la contestation de jeunes dans les classes, à l’occasion de la minute de silence à la mémoire des victimes.

>Le démon de Laplace, la réponse générale de bien des médias, des autorités gouvernementales et de bon nombre de nos compatriotes, est linéaire :

• Il faut former les enseignants, alors que dans la législature précédente c’était jugé inutile puisqu’on avait fermé les centres de formation déjà insuffisants en qualité et quantité. Qui a la science infuse et une expérience positive sur le terrain pour se permettre de donner des conseils pertinents ? Qui, plus compétent encore, formera les formateurs ?
• Eric Ciotti veut supprimer les allocations familiales aux familles des élèves qui ont perturbé la minute de silence.
• Ailleurs on préconise la suppression de la nationalité française…..
• L’ex Président qui ne connaissait que le karcher, veut maintenant isoler les détenus dans les prisons ; c’est excellent mais, bien sûr, en supprimant des surveillants, en ne construisant pas de locaux adaptés….!

> Le raisonnement systémique voit les choses au niveau global.
Tous les problèmes, celui des jeunes, des banlieues entre autres, ne peuvent pas être résolus par une action ciblée sur un intervenant reconnu comme responsable ; la solution est dans le constat que tout le monde est maintenant de plus en plus acteur ; c’est donc ce monde qui doit être «formé»(ou plutôt déformé!) : les parents, les familles, les voisins, les maires, les architectes, les urbanistes, les policiers, les commerçants, les religieux, les juristes, les enseignants, les politiques, les formateurs, les économistes… car tous contribuent, parfois en l’amplifiant, l’émergence de ce comportement antisocial. Mais voilà, nos structures mentales, économiques, financières, politiques, commerciales…ne sont prêtes, au niveau des convictions, des intérêts, à un tel bouleversement !

Il est pour le moins ahurissant de constater qu’il existe un ministère de la Culture et un autre de l’Education nationale. J’ai connu le Ministère de l’Instruction Publique qui englobait le tout ! La culture n’est donc plus une des parties essentielles de la mission de l’école ?

De plus,
Une nouvelle espèce invasive vient encore conforter cette vision globale :
le Numérique.

Pour Joël de Rosnay, aux noeuds du réseau de la société informationnelle co-évoluent désormais des acteurs diversifiés, communicants et potentiellement créateurs :

« les « neurones » d’un cerveau planétaire en voie d’émergence ».

Ce ne sont plus les « usagers » de jadis, passifs utilisateurs de services pensés par d’autres, mais des producteurs/ consommateurs utilisant de nouveaux outils interactifs démultipliant le pouvoir et l’efficacité de chacun. Relire «Petite Poussette» de M.Serres. Cette société s’organise en réseaux et non en pyramides de pouvoirs, en cellules interdépendantes plutôt qu’en engrenages hiérarchiques, au sein d’un « écosystème informationnel » plutôt que par filières industrielles linéaires et séquentielles. D’où le désarroi des politiques, des hauts fonctionnaires de l’État, des entreprises, habitués aux évolutions quantifiables, proportionnelles et extrapolables, face au foisonnement multidimensionnel ou aux accélérations brutales des développements par effets d’amplification. L’émergence d’un phénomène international comme Internet, l’effet de surprise qu’il provoque, la volonté de contrôle qu’il suscite, illustre de manière éclatante cette perte de repères.
Nous vivons un changement de paradigme, un saut culturel, un choc, un chaos ; la culture de la complexité, partie intégrante du nouveau paradigme, se réfère à la pensée systémique, au non linéaire, au multidimensionnel et intègre la dynamique due aux effets d’amplification.

Sud Ouest titrait vendredi 16/01: c’est la guerre du Net. Nous sommes passés :

De la guerre de 14 (1900) à la guerre de 14 (2000)
De la guerre des tranchées à la guerre des branchés
De la guerre du nombre à la guerre du chiffre
De la quantité à la qualité
De la Matière à l’information
Du linéaire au systémique
De Laplace à Lorenz

– par Georges Vallet

crédits photos : images.math.cnrs.fr

Descartes, si tu savais! 1+1 fait bien plus que 2 !!

GVDepuis au moins une quarantaine d’années la situation financière et économique n’est pas brillante, les répercussions sociales et environnementales sont catastrophiques. Si, jadis, par périodes, il en a été de même, la maîtrise, aujourd’hui, est devenue de plus en plus difficile et incertaine, les mêmes remèdes ne produisant plus les mêmes effets.

Cette crise globale et persistante n’est pas conjoncturelle mais systémique.

Les économistes dominants, français entre autres, sont attachés à un cartésianisme culturel, analytique et mécaniste; ils pensent que l’économie ou l’entreprise, peut se ramener à un assemblage mécanique de composants quantifiables.

Ils ne veulent pas s’adapter à l’évolution du réel qu’ils ont pourtant contribué à modeler.

Des «Lumières» nous éclairent pourtant: prix Nobel, professeurs d’économie, experts…! Malgré cela l’efficacité n’est pas au rendez-vous : des avis partagés, aucune vision globale sauf fragmenter et faire des économies de gestion ; les mesures appliquées sont ponctuelles : allongement de la durée de cotisation pour la retraite, baisse des charges pour les entreprises, non remplacement des fonctionnaires, baisse du remboursement des médicaments,…, j’en passe et des plus importantes!

Il y a par contre une nécessité incontournable : il faut croître !

Déjà obèses et hypertendus, car gros mangeurs, nous subissons périodiquement des attaques cardiaques. Les médecins insistent : « il faut manger vite et le plus possible, tout de suite, c’est le seul moyen de vous en sortir » ! C’est délirant !

L’étude de la nature et de son économie, au cours de l’histoire, est passée du domaine descriptif aux domaines fonctionnel et relationnel.

Dans cette dernière étape, on s’est aperçu que l’être vivant : animal, végétal, champignon, bactéries, virus, n’était jamais seul, qu’il dépendait des autres et avait une histoire.

Ce fut une véritable révolution culturelle.

« Exister, c’est être relié : relations à Soi, aux autres (la Communauté), au monde (la Nature) et à l’absolu (le Divin). » dit Marc Halevy.

« Alors que, comme pour la variole, un seul agent pathogène provoquait une seule maladie, il faut aujourd’hui sortir de cette logique causale simple et voir les choses autrement » Remy Slama, épidémiologiste de la reproduction à l’Inserm.

Il existe une quantité immense de déterminants à l’origine des maladies : biologiques, chimiques, physiques, sociaux, comportementaux… Ils se combinent les uns avec les autres. En outre, leurs effets peuvent s’ajouter, être différés dans le temps, au point de s’exprimer parfois sur les générations suivantes !

Les réponses thérapeutiques font appel à la pluridisciplinarité: spécialistes des sciences de l’environnement, des sciences humaines et sociales, de la toxicologie, des sciences fondamentales, de l’épidémiologie….

« Il faut prendre en considération le patient dans toutes ses dimensions » Karine Clément cardiologue.

Par exemple, des publications récentes montrent que la flore intestinale: « représente 100 milliards de bactéries. Ses 3 millions de gènes interagissent avec notre propre génome » Karine Clément. L’alimentation, les agents toxiques, les médicaments, la pollution atmosphérique, les infections, la sédentarité ou le stress, … modifient la santé et le psychisme.

L’analogie avec l’économie culturelle est frappante ; elle est malade aussi et les économistes n’ont pas pris en considération le patient dans toutes ses dimensions, ils n’ont pas pris en compte tous les déterminants !

Si, comme Descartes, on découpe le système pour le démonter, on coupe du même coup les interactions et, donc, on tue la complexité qui fait valeur : prétendre étudier un animal en «reconstituant» son milieu de vie en laboratoire, couper en deux une forêt par une route, sur le forum, D.Sango évoquait la SNCF, le millefeuille administratif, pensons à Alstom, à L’Europe que certains veulent faire éclater….)

Une science s’est investie dans la compréhension des relations entre les déterminants vivants et non vivants : c’est l’écologie. Elle en a déduit que l’ensemble de l’univers et de notre planète, avec son vivant, était formé par l’emboîtement (poupées gigognes) hiérarchisé de systèmes complexes, en étroite dépendance les uns avec les autres, régulant trois flux : Energie, Matière, Information, dans le temps et l’espace, suivant l’évolution de l’environnement.

Il importe de bien faire la différence entre compliqué et complexe :

Compliqué naît de l’assemblage mécanique d’éléments externes, c’est uniquement quantitatif : beaucoup d’éléments, beaucoup de paramètres, beaucoup de règles, beaucoup d’opérations, etc …Quand tout s’enchaîne linéairement la certitude est au bout !

La complexité naît de l’émergence organique de processus internes. L’enchainement est en réseau avec rétroactions, la résultante est incertaine.

Pour Descartes tout était « compliqué ».

Un Airbus est compliqué; une forêt, un homme, le climat, l’économie, l’Europe…sont complexes.

La complexité mesure la capacité d’un système à devenir plus que la somme de ses parties. Elle s’appuie sur la quantité, l’intensité et la fréquence des interactions entre les constituants. La complexité, et non le compliqué, engendre des propriétés émergentes, c’est-à-dire des propriétés qui surgissent du fait de ces interactions entre les constituants sans appartenir en propre à aucun d’eux. 1+1 fait toujours plus que 2 : H2 et O = eau !

Un être vivant est plus que la somme de ses cellules, une forêt plus que l’ensemble des arbres, une pensée intelligente plus que la somme de ses neurones. L’Europe pourrait-être plus que la somme de ses états !

Une entreprise est plus que la somme des composantes humaines et financières.

Avec la globalisation, la mondialisation et «l’internetisation» le nombre des acteurs : hommes, entreprises, marchés, échanges, a considérablement augmenté. La quantité, l’intensité, la fréquence des interactions entre ces acteurs a cru exponentiellement, sans régulation, le tout largement amplifié par le jeu malsain des médias, d’où le déséquilibre systémique. C’est l’explication profonde des turbulences d’aujourd’hui mises en exergue par les résultats alarmants des dernières élections. Nos « sciences économiques», analytiques et mécanistes, sont incapables d’anticiper ces immenses convulsions systémiques actuelles. Elles demandent à leur environnement humain de «se réformer» sans imaginer que c’est à elles de le faire !

« Une entreprise est un système ouvert, en prise permanente avec son milieu…. le milieu économique global connaît une transformation profonde… une bifurcation systémique, semblable à la métamorphose d’une chenille en papillon….nous vivons le passage d’une logique économique (industrialisation, financiarisation, standardisation) à une tout autre logique économique (qualité, durabilité, créativité). » Marc Halévy, «Un univers complexe. L’autre regard sur le monde ».

La réussite financière d’une entreprise n’est pas pas seulement liée à la baisse quantitative des charges, des employés et de leur salaire, au management « expéditif » agressif, mais à la qualité des produits, à la compétence des collaborateurs, la qualité des rapports humains, horizontalement et verticalement: confiance, respect, sécurité, bien-être du personnel apportent l’essentiel : l’envie d’aller travailler, de collaborer, de se perfectionner et de créer, valeurs non chiffrables retrouvées pourtant dans les bilans !

Concrètement, chaque entreprise doit apprendre à élever son niveau de complexité afin de se mettre au diapason de la réalité systémique du monde réel.

Une lueur d’espoir :

L’ESSEC a lancé la  » chaire Edgar Morin de la complexité  » le 11 mars 2014, au grand amphithéâtre du campus de Cergy.

« Lors de cette leçon inaugurale il nous introduira à la compréhension et la maîtrise des enjeux de la notion de complexité et de son utilité pour aborder les réalités du monde contemporain. »

– par Georges Vallet

crédit photos:studyramagrandesecoles.com