Le rejet de l’Europe constaté, sur AltPy, par Jean Lassalle et Axel Kahn; les sondages qui placent en tête des prochaines élections européennes le Front National, un parti ouvertement contre l’Europe bruxelloise actuelle; autant d’éléments qui mettent de plus en plus la « problématique Europe » au cœur du débat national.
Pau a vu naître Alain Lamassoure, un « pro-européen notoire » depuis bien longtemps. En 1993, il était déjà nommé Ministre des Affaires européennes du gouvernement Édouard Balladur. Depuis, l’Europe a toujours été au cœur de son action politique. Aujourd’hui, le député européen a une fonction clef délicate : la Présidence de la commission des Budgets au Parlement Européen de Strasbourg.
Très accessible, et AltPy l’en remercie, Alain Lamassoure, s’est prêté, à nouveau, au jeu de nos questions. Une occasion salutaire pour prendre un peu de recul et découvrir, entre autres, que dès 2014, l’Europe se dotera enfin du premier « Président de la Commission européenne » démocratiquement élu. Sera-ce suffisant pour faire reculer les eurosceptiques?
AltPy – Une enquête d’opinion donne le Front National en tête des intentions de vote pour les prochaines élections européennes. Comment en est-on arrivé à ce niveau de rejet de l’Europe par les Français ?
Alain Lamassoure – Ne mélangeons pas tout ! L’Europe a-t-elle quelque chose à voir avec la législative du Lot-et-Garonne pour la succession de Cahuzac, ou avec la cantonale de Brignoles ? J’observe que la montée de l’extrême droite dans les sondages s’accompagne d’une baisse de l’extrême-gauche, tout aussi anti-européenne. On l’oublie, mais il y a toujours eu en France un gros tiers de citoyens hostiles ou réticents au progrès de la construction européenne.
Cela dit, le sentiment à l’égard de l’Europe souffre de deux phénomènes. L’un est conjoncturel : c’est la crise, et la récession. Selon les mêmes sondages, le Président de la République que les Français ont plébiscité il y a dix-huit mois est aujourd’hui encore plus impopulaire que l’Europe. L’autre est plus profond : tant que l’Europe ne s’incarne pas dans une personnalité élue, tant qu’elle reste sans visage, elle est le bouc émissaire naturel de tout ce qui va mal. Tous les dirigeants nationaux usent et abusent du procédé. Hélas, ça marche.
N’est-ce pas tout simplement une Europe plus protectrice, plus maternelle, moins libérale que demandent les Français ?
C’est ce que beaucoup, dans tous les camps, voudraient leur faire croire. Eh bien oui, les Français ont besoin de protection : nous avons besoin de nous protéger contre nous-mêmes, et contre nos lois archaïques sur les 35 heures, la retraite à 60 ans, l’émiettement en 36 000 communes, là où tous nos 27 partenaires additionnés n’en ont que 59 000, les trente ans de trou de la Sécu, là où les Allemands dégagent des milliards d’excédents. Rien de tout cela ne dépend de l’Europe ! Des Français insuffisamment maternés ? Les dépenses publiques représentent 57% de la richesse produite, 10 points de plus que chez tous nos partenaires : est-ce vraiment d’une nounou de plus que nous manquons ? Quel programme ambitieux pour des partis qui se réclament de la grandeur passée de la France ! Trop libérale, l’Europe ? Ceux qui l’en accusent sont les mêmes qui tempêtent contre les excès de réglementation de « Bruxelles ».
Ce que je constate en rencontrant chaque semaine des dizaines de nos compatriotes, notamment dans le sud-ouest, est très différent. Les nombreuses crises des dernières années inquiètent les Français, mais elles leur ont aussi beaucoup appris : quand toute l’activité financière mondiale est paralysée, quand la faillite de nos partenaires du sud de l’Europe nous fait basculer dans la récession, quand la guerre civile syrienne menace de faire flamber tout le Moyen-Orient, quand des milliers de désespérés partent en radeau vers nos côtes, aucun de ces problèmes n’a plus de solution seulement nationale. Il faut y trouver ensemble une solution européenne. Globalement, nos compatriotes ne sont pas plus eurosceptiques : ils sont plus exigeants à l’égard de l’Europe, ils en attendent beaucoup plus et beaucoup mieux. Et ils ont raison !
Les Européens trouvent l’organisation politique de l’Union Européenne bien éloignée d’eux. Les prochaines élections européennes vont-elles permettre de changer suffisamment la donne ?
Ils ont raison. On a institué un vrai pouvoir politique européen. Ses compétences sont considérables, mais les citoyens ne voient pas comment ils peuvent influencer les décisions, et ils ne comprennent même pas comment elles sont prises. La très bonne nouvelle, c’est que les nouvelles règles, celles du traité de Lisbonne, vont s’appliquer pour la première fois au Parlement qui sera élu le 25 mai prochain. Jusqu’à ce traité, le Parlement avait un pouvoir d’avis plus que de décision. Non seulement le Parlement prochain aura le plein pouvoir législatif, comme l’Assemblée Nationale en France, mais c’est lui qui élira le Président de la Commission européenne. Jusqu’à présent, ce chef de l’exécutif européen était nommé comme un haut fonctionnaire international. Il sera désormais élu par le Parlement, et comme les partis politiques européens s’organisent pour annoncer leur candidat respectif à l’avance, le chef de l’exécutif européen sera élu en fait par les citoyens à travers le Parlement – exactement comme nous élisons les maires, ou comme nos voisins élisent leur Premier Ministre. Cela change tout : les télévisions organiseront des débats entre les grands candidats, et les électeurs choisiront « Monsieur » ou « Madame » Europe au vu de la personnalité et du programme. Les citoyens prendront le pouvoir en Europe, comme ils l’ont dans leur ville et dans leur pays.
Après tant et tant d’années au service de l’Europe, n’éprouvez-vous pas un sentiment d’échec ou d’amertume ?
Échec, sûrement pas ! Les immenses difficultés actuelles ne doivent pas faire oublier le chemin parcouru. Le miracle de la réconciliation entre les ennemis héréditaires est acquis et irréversible. D’illustres prix Nobel avaient démontré que des pays différents ne pouvaient pas avoir la même monnaie : l’euro a résisté aux pires spéculations financières et monétaires de l’histoire, nous sauvant ainsi d’une guerre monétaire fratricide, dont les conséquences auraient été apocalyptiques. Ce sont les Européens qui ont arraché aux Américains la création de l’Organisation mondiale du Commerce, du Tribunal pénal international, du G20, et qui sont à la pointe de la lutte contre le changement climatique. Le budget européen de la recherche a permis à notre industrie aérospatiale de devenir la plus compétitive du monde et le Feder finance, chaque année, plus de mille projets en Aquitaine ! Ce qui reste à faire est énorme, mais les réussites passées sont le meilleur encouragement.
Amertume, oui. Faire le choix du chantier européen, c’est se condamner à l’exil vis-à-vis de toute la classe politique et des médias nationaux. Un grand nombre des décisions majeures pour notre avenir national se prennent désormais à Bruxelles, mais l’Europe est absente des grands débats électoraux, toute notre vie politique est orientée vers le seul débat franco-français, et ceux qui sont au cœur du dispositif communautaire, sont marginalisés dans leur propre pays. Nos grands partis n’ont pas mis à jour leur logiciel européen. Leurs dirigeants continuent de poser les problèmes européens comme il y a dix ans. En dix ans, l’Europe a changé de siècle. Les Français le sentent, mais ceux qui pourraient l’expliquer et en débattre sont hors du champ des caméras.
Avez-vous un sujet supplémentaire que vous aimeriez aborder ?
A ceux qui disent «Il faut changer d’Europe ! », j’ai envie de dire « il faut changer notre regard sur l’Europe ! » J’ajoute : et s’en servir autrement !
Ne perdons pas notre temps à changer à nouveau les traités : à 28 pays, il faudra dix ans pour aboutir, alors que le traité de Lisbonne nous permet désormais de faire tout ce que nous voulons ensemble, y compris à quelques-uns si les autres ne veulent pas suivre tout de suite. C’est pourquoi, la vraie question n’est plus de savoir s’il faut plus ou moins d’Europe, mais : que voulons-nous faire ensemble, quels sujets traitons-nous ensemble pour être plus efficaces ? L’union politique de l’Europe en paix est aussi incontournable et évidente que le sont les communautés de communes ou d’agglomération au niveau local, et pour la même raison : l’espace pertinent pour traiter certains problèmes majeurs ne correspond plus aux structures anciennes. Les transports publics, le traitement des déchets et des eaux usées, l’aménagement des zones d’activité, désormais, c’est au niveau de l’agglomération que les décisions se prennent, et non plus à celui de la commune. De même, sur des sujets aussi différents que les normes sanitaires, techniques, et environnementales, sur les règles de la concurrence, sur la politique de l’énergie, l’immigration, la défense, les orientations premières doivent être arrêtées ensemble, au niveau européen. Sur les sciences et les technologies du futur, dont dépend toute notre compétitivité, diviser par 28 nos budgets de la recherche est une aberration absolue. L’Europe ne s’use que tant qu’on ne s’en sert pas ! Prenons le pouvoir en Europe !
– propos recueillis par Bernard Boutin