Valéry Giscard d’Estaing fut certainement, avec François Mitterrand, le plus europhile des présidents de la Vème république. Il le montra lors de son action comme Président de la République qui, dans son ensemble, ne fut pas un succès puisque le suffrage universel lui refusa un second mandat. Il le demeura par la suite, dans sa semi-retraite Auvergnate. Il se situe dans la lignée des fondateurs de la structure européenne, fidèle gardien du temple de l’orthodoxie démocrate-chrétienne sur laquelle repose l’Union depuis sa création. Pour une fois, VGE vient de sortir de son silence et ses dernières déclarations n’en ont que plus de poids. Elles participent d’une large défiance des électeurs face à ce futur rendez-vous électoral puisqu’on nous annonce que près de la moitié des Français iront à la pêche à la ligne le jour du scrutin.
“Cette élection donne lieu à une agitation inutile. Il ne s’agit ni d’un référendum ni d’une élection constituante” vient de déclarer Giscard au « Parisien ». Et il ajoute avec lucidité : “Les médias dépeignent les élections européennes comme un événement politique de nature à régler certains problèmes. Ce n’est malheureusement pas le cas. Si on promet de grands changements, que le Parlement européen n’a pas le pouvoir d’accomplir, il y aura une déception”. La Commission a pris le pas sur le parlement et ainsi le grand rêve européen est en train de se dissoudre lentement.
Déjà les britanniques, contrepoids nécessaire à la puissance allemande, s’en éloignent irrémédiablement malgré leurs atermoiements. Ils ont d’autres horizons plus prometteurs où, à long terme, ils trouveront leur compte. Plus on avance dans le feuilleton du Brexit plus on voit que malgré les conditions délirantes qui leur sont opposées, ils ne reculeront pas. Il serait d’ailleurs bien dangereux de faire élire des brexiteurs au parlement comme le scénario s’en dessine. La souplesse de la Chancelière est plus productive que la dureté du Président Français, retoqué une fois de plus pour son de son inexpérience diplomatique. « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage » monsieur le Président ! On ne manœuvre pas un grand pays comme le Royaume Uni comme on prétend le faire d’une opinion publique médusée par un Grand Débat qui ne fut en fait qu’une escroquerie à grande échelle puisqu’on en connaissait les conclusions avant même qu’il ne se déroule.
La création d’une armée européenne est une des idées phares d’Emmanuel Macron. Cela voudrait-il que nous devrions cracher au bassinet une seconde fois et avoir deux armées : une nationale et une autre européenne ? Auront-elles les mêmes chefs, les mêmes uniformes et le même hymne ? Les mêmes causes à défendre ? Les mêmes ennemis ? Les moyens de l’une seront-ils transférés à l’autre ? Il y aurait un terrible doublon, onéreux. N’est-ce pas un abandon de souveraineté que de confier sa force militaire à une sorte de consortium mal accordé, tiraillé par des points de vue contradictoire ?
Pour Valéry Giscard d’Estaing ce n’est : “pas souhaitable et probablement pas réalisable”. Et l’ancien président ajoute : “L’Europe doit être le continent de la paix. (…) Il faut éviter de donner à l’Europe une silhouette guerrière (…) L’Europe veut afficher la paix, être le continent du respect du droit international”, pointant aussi des problèmes plus concrets comme le fait que “seuls quatre États membres sur 28 consacrent à peu près 2% de leur PIB aux dépenses de défense”.
Le Sage a parlé : comment associer le rêve européen à celui d’une armée alors qu’on nous l’a vendu comme un désir de paix et qu’il est né, dans cette perspective, sur les ruines sanglantes d’un continent ravagé par deux guerres ? D’ ailleurs ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain : la structure européenne, et ce n’est pas rien, a largement participé à la stabilité continentale évitant que ne se renouvelle les massacres de masse qui l’avaient souillée. Cette longue période de paix, la lente amélioration du sort de ses populations est à mettre, pour une part, à son crédit.
Mais il faut habiter le rêve. Recréer le récit européen -ou l’inventer- comme le dit en substance fort bien Régis Debray. Comme il ne sera jamais invité « Aux idées mènent le monde » car sa pensée n’est pas conforme -c’est en ce sens pourtant qu’elle nous interpelle- citons un extrait de son dernier livre « L’Europe fantôme » (Gallimard) : « Pour mieux comprendre ce qui lui reste d’emprise sur les esprits, il faut rendre à l’idée sublime d’Union européenne son aura d’origine. Et rappeler à ceux de ses vingt-sept membres qui l’auraient oublié d’où vient la bannière bleue aux seulement douze étoiles d’or – qu’accroche à ses balcons notre République mécréante : du Nouveau Testament, Apocalypse de saint Jean, 12. « Un signe grandiose apparut au ciel : une Femme ! Le soleil l’enveloppe, la lune est sous ses pieds et douze étoiles couronnent sa tête : elle est enceinte et crie dans les douleurs de l’enfantement. » Douze comme les apôtres, les portes de la Jérusalem céleste et les tribus d’Israël. L’emblème qui flotte au-dessus de nos têtes qui ne croient plus au Ciel remonte à l’an 95 de notre ère, Domitien empereur, et célèbre l’imminent avènement du Royaume. Vision mystique engrisaillée, projet politique encalminé : les deux ne sont pas sans rapport. Ils ont raison, ceux et celles qui décrivent l’excellence du programme Erasmus et des soutiens à notre agriculture, qui vantent les bienfaits ou dénoncent les méfaits de l’euro, mais europhiles ou europhobes, n’auraient-ils pas intérêt à jeter un coup d’œil perspectif sur l’enjeu et l’objet même de leur croisade, pour ou contre ? »
Excusez la longueur de la citation. Elle est à relire. Il y a encore des philosophes qui pensent le monde et l’Europe en particulier, fatalement, c’est une « pensée complexe ».
Pierre Michel Vidal
Illustration : L’enlèvement d’Europe, fresque de la maison de Jason, Pompéi, Musée archéologique de Naples, 15 av JC-15 ap JC.