«Lorsqu’un peuple ne sait plus très bien ce qu’il est et où il va, il a une fâcheuse tendance à devenir inintelligible. Les lettrés se plaisent alors à jouer avec les mots et les choses simples de la vie, ils deviennent la plupart du temps incompréhensibles.» Xavier Guillou
Devenir inintelligible c’est perdre des valeurs, donc du sens et les capacités de progresser.
Dans la langue officielle, le «mot» est galvaudé: «Le mot ne montre plus, le mot bavarde, le mot est littéraire, le mot est une fuite, le mot empêche le silence de parler, le mot assourdit…» Ionesco, (Journal en miettes).
Dernièrement, à propos des nouveaux programmes scolaires, il est recommandé aux enseignants des classes de CP, CE1 et CE2 d’appliquer des apprentissages pensés de manière “spiralaire et curriculaire”. Pour les disciplines sportives, au fait de courir, les nouveaux programmes préfèrent l’idée de “créer de la vitesse”. Même chose pour la nage en piscine désignée comme un déplacement “de façon autonome dans un milieu aquatique profond standardisé ” !!!
Le mot bavarde !! Sénèque, avant l’heure, avait très bien illustré ce propos lorsqu’il disait que :
Actuellement, il n’y a pas qu’au «Sénat» !!! Nous faisons réunions, colloques, G8, G20.., symposiums, commissions, débats, comités d’étude, de pilotage, des évaluations, des discours, des promesses, des forums ; on s’est occupé jadis de la valeur des chaussures et de la montre des représentants de la nation…; des armées d’experts essayent d’expliquer aux pouvoirs publics et privés comment s’occuper avec de nouveaux jeux de mots.
Notre société a peur, doute, fait la politique de l’autruche en masquant la réalité ; elle joue avec des mots qui se contredisent: réconfort passager et illusoire. On parle de fondamentalisme tolérant, de croissance nulle. L’oxymore consiste à associer deux termes contradictoires : «obscure clarté» déclamée par le Cid, «silence assourdissant» de Baudelaire, passer «une nuit blanche», Molière dans son Malade Imaginaire parle de «jeune vieillard». La Fontaine prétend que sa tortue «se hâte avec lenteur». Le Colonel Chabertde Balzac est confronté à «une sublime horreur» Les«splendeurs invisibles» et les «tendresses bestiales» sont de Rimbaud.
Cette figure de rhétorique souvent employée par les poètes, pour révéler le paradoxe d’une situation, est très utilisée par les technocrates qui en usent et en abusent. On évoque un «patriotisme économique» : les échanges marchands et financiers, mondialisés et globalisés, prennent la forme d’opérations dématérialisées s’affranchissant de la notion de territoire. Cela n’a rien à voir avec la défense de la patrie. Le «développement durable» est devenu un titre de noblesse; employé à toutes les «sauces», c’est un signe de sérieux, de responsabilité, de respectabilité, de vertu, au service de la planète (qui s’en moque complètement !!). En fait, l’objectif est une croissance soutenable. C’est un non-sens. La croissance ne peut pas être infinie, le soutenable a des limites.
Les scientifiques du MIT, dès 1972, avaient raison, les mots «croissance perpétuelle» constituent un oxymore !
On n’hésite pas à détricoter les engagements pris. Par exemple les zones Natura 2000 peuvent être affectées par des autorisations de destruction d’espaces protégés accompagnés de mesure de «compensation»(!!!!) rendues indispensables pour la réalisation «d’aménagements» !! L’interdiction d’épandage de pesticides est accompagnée d’une série de possibilités de dérogation la rendant inefficace.
On pourrait aussi citer : «libre-échange», «égalité des chances» ! Comme si la chance avait des vertus égalitaires ! Pour Pasteur la chance, c’est 95% de travail et seulement 5% de hasard !
Une réflexion de Méheust porte sur la crise écologique actuelle. «Le Grenelle de l’Environnement, dans l’esprit de ceux qui nous dirigent, vise essentiellement à promouvoir une écologie libérale, une écologie «re–profilée» pour être consommable par le marché.» Le nerf de l’entreprise est de graver dans l’esprit du public l’idée que l’écologie est compatible avec la croissance, et mieux, qu’elle la réclame. Malgré les efforts des industriels et autres lobbies, pour nous en persuader, (les pesticides, les herbicides… sont des produits phytosanitaires !) «le marché» n’est pas «éco-compatible» ; malgré les agro-carburants, la crise écologique continuera son chemin. Les«écolo technocrates» parlent «d’espaces verts» à «gestion différenciée». Autrefois on disait parcs et jardins ! Ils évoquent les «corridors écologiques», «un niveau de naturalité», de services rendus par la biodiversité pour des plantations d’espèces exotiques inadaptées aux espèces animales autochtones et capables de transmettre des invasifs! Écologie et nature sont à redéfinir !!
Forgés artificiellement, les oxymores fusionnent deux réalités contradictoires : silence éloquent, agriculture raisonnée, flexisécurité, moralisation du capitalisme, immigration choisie, discrimination positive, laïcité positive, guerre propre, voiture propre, croissance verte, fonds de placements éthiques, etc. La production et l’usage cynique, sans précédent dans la démocratie française, d’oxymores à grande échelle, n’ont jamais été aussi importants, «Ils favorisent la destruction des esprits, deviennent des facteurs de pathologie et des outils de mensonge». Meheust (La politique de l’oxymore. Ed. La découverte)
L’étymologie grecque d’oxymore est «folie aiguë» !!!
Les banques proposent à leurs clients des«livrets de développement durable» ! Le canard évoque «le vice des «factures vertes». Orange, EDF et les banques, tous ces «géants verts», sont pris d’une fièvre écologique. Ils poussent à la facture électronique qu’ils présentent comme un geste en faveur de la planète. En fait, le passage du papier au numérique fait gagner 50 centimes par relevé. Orange, par mois, économise ainsi 234 millions d’euros. EDF envoie 115 millions de factures chaque année. Les banques expédient 1 milliard de relevés par an : gain potentiel : 500 millions d’euros. Pures motivations écologiques ? Plutôt économies pour les actionnaires ! France Nature Environnement fait remarquer qu’en contrepartie, une connexion sur Internet est énergétivore et les économies de papier nulles, quand le client imprime, par sécurité, des factures à conserver ; mais ce n’est pas le même qui paie !
Il y a tout lieu d’être pessimiste, quand un phylum est entré dans une spécialisation, il ne fait jamais machine arrière, il s’hyperspécialise jusqu’à l’inadaptation irréversible avec le milieu. Les grandes mesures dîtes de «développement durable» n’ont d’autre ambition que de reculer l’échéance.
A Aix en Provence a eu lieu, en 2013, la treizième rencontre économique organisée par une association libérale bon teint, le cercle des économistes. Une centaine d’étudiants de 18 à 25 ans devait expliquer leur vision du monde. «le Monde» en avait publié une copie.
Cet étudiant rejettait sans hésiter la quête obsessionnelle de la croissance économique au détriment de tout le reste. Il ajoutait que les gens de son âge n’acceptent pas que la vision de l’homme soit réduite à celle de l’Homo oeconomicus. Ils mettent plutôt en avant le bonheur, le bien-être social et la qualité de vie.
– par Georges Vallet
crédit photos; photo-libre.fr: Le Clair-obscur