«Il n’y a point de vent favorable pour qui ne sait en quel port se rendre.»(1)

Il faut reconnaître que la situation actuelle est caractérisée par la plus grande confusion, flou, incertitude. Cette situation ne peut plus durer : paralysie dans les ronds-points, radars au silence, circulation gratuite sur les autoroutes.. .chute des chiffres d’affaires… tout va bientôt rentrer dans l’ordre et chacun chez soi, avec ses problèmes et ses désillusions. Ce mouvement a mis face à face :

D’un côté, un pouvoir complètement sourd, avec une formation et une idéologie très loin de la vie des citoyens ; il en est résulté une surprise, un manque d’expérience, de compétence, de concertations avec les élus de base, de communications surtout ; au sein de l’exécutif, une certaine sournoiserie parfois !

De l’autre une spontanéité et un apparent manque d’unité dans les revendications des gilets jaunes. Je dis «  apparent » car l’analyse et la synthèse des propos des uns et des autres montrent qu’il y a un dénominateur commun visible sur les ronds-points. Dans la manipulation de l’immédiat, de la colère, la plupart réagissent à l’émotion personnelle et ne sont pas à même de l’exprimer.

C’est le besoin de plus en plus impérieux de donner un sens à la vie de tous ces laissés pour compte de la société individualiste au logiciel basé uniquement sur le quantitatif.

D’où le titre du texte.

Ces gens de toute la France dite périphérique veulent retrouver du collectif, ils veulent faire revivre un monde abandonné, le village, le bourg avec ses services publics, ses cafés, ses centres de discussion, ses agoras, composantes essentielles de la cité, à tel point qu’Aristote traita les barbares de non-civilisés, car ils n’avaient pas d’agora (LERM à méditer !).

C’est un manque total de considération, de respect,… ; on fait comme si on n’existait pas ! en bref c’est un SENTIMENT qui résulte d’une accumulation de colères (émotions) diverses, suivant la situation de chacun, mais collectivement réunies, face à toutes les inégalités imposées, les promesses non tenues depuis des années par les politiques, les actions corporatistes verticales et pyramidales, contenues, dirigistes, aux résultats insignifiants, des syndicats, le constat que la casse, hélas, devient la seule solution pour se faire entendre… Comme c’est triste !

Le gouvernement veut transformer du qualitatif en quantitatif, les gilets jaunes ne demandent pas la charité ; le «ce n’est pas votre problème», la colère, la douleur, ne se monnaient pas, elles nécessitent un autre traitement qualitatif donc un autre logiciel de gouvernance.

Que penser du quantitatif ?

Devant les propositions annoncées dernièrement par le Président, il y a, pour certains, un étonnement, un agacement inquiet même, de voir l’enlisement et les dommages collatéraux coûteux qui en résultent ; comment se fait-il qu’avec de tels efforts financiers, le calme ne soit pas revenu ??

Qu’en est-il actuellement dans la presse ?

Le Parisien :

Emmanuel Macron a promis que les salariés au Smic verraient bien une hausse de 100 euros en janvier.

Libération :

«Cette attribution de 100 euros est composée ainsi : 20 euros de hausse mensuelle gagnée en deux temps, sur 2018 grâce à la baisse des cotisations salariales, une dizaine d’euros de hausse déjà accordée à l’automne 2018 sur la prime d’activité, et près de 70 euros d’augmentation de la prime d’activité début 2019, comprenant à la fois la hausse déjà prévue et votée pour le printemps 2019 (30 euros), mais aussi celles de 20 euros attendues pour 2020 et 2021.

En réalité, c’est surtout la prime d’activité qui va augmenter dans ces 100 euros. Mais surtout, il ne s’agit pas de 100 euros en plus en janvier 2019 par rapport à la situation actuelle : ce montant intègre en effet des hausses qui ont déjà eu lieu, et d’autres qui étaient déjà prévues, mais de manière plus progressive.»

BFMTV

«L’exécutif avait choisi la prime d’activité, une aide sociale versée aux salariés et indépendants à bas salaire (entre 0,5 et 1,2 fois le Smic). Sauf qu’en pratique, seule une partie des salariés au Smic touche cette prime d’activité, soit parce qu’ils ne la demandent pas, soit parce que le revenu de leur conjoint leur fait franchir les plafonds.»

Enfin, comment tenir compte des cas particuliers nombreux comme les salariés qui cumulent des temps partiels auprès de plusieurs employeurs ou encore ceux qui vont avoir droit à des heures supplémentaires défiscalisées et qui dépasseront peut-être le plafond actuel ?

Le Parisien

«Quoi qu’il en soit, les futurs bénéficiaires – autour de 2,66 millions de foyers – devront en faire la demande auprès de la Caisse d’allocations familiales. Et c’est bien là que le bât blesse. « Au regard du fonctionnement de la Caisse nationale d’allocations familiales (Cnaf), il faudrait six mois pour que la mesure devienne effective », ont fait savoir les fonctionnaires à Bercy. Une mesure effective, donc, en juin ?»

Un bricolage est envisagé par l’exécutif pour donner l’impression de tenir parole.

Faudra-t-il que les salariés remercient les grosses entreprises, Total en tête, pour leur générosité de fin d’année ? Cette charité est vraiment la preuve qu’il n’y a aucune recherche pour injecter de l’égalité. Il faudra pardonner l’absence bien compréhensible de cette prime de fin d’année de la part des petites entreprises, certains de ces directeurs ayant d’ailleurs enfilés des gilets jaunes !

Comment vont faire les artisans, les auto-entrepreneurs, les chômeurs, les indépendants pour se verser une prime de fin d’année ?

Défiscalisation des heures supplémentaires : pertes pour l’État, gains pour certains, chômage pour ceux qui pouvaient faire ces heures ; là encore inégalités car les ci-dessus citoyens ne font pas d’heures sup., ou plutôt en font gratuitement.
Une catastrophe pour les petits commerçants peut-on lire et entendre !

C’est tout à fait exact, la chute des ventes est énorme, tout le monde en est conscient, c’est navrant… mais peut-être que ceux qui s’élèvent, de partout, pour le dénoncer et rejeter la faute sur les gilets jaunes, auraient pu le faire depuis longtemps alors que des milliers de petits commerces et leurs employés ont disparu quand les municipalités ont laissé s’implanter les grandes surfaces périphériques !!

Serions-nous plus compréhensifs pour les uns que pour les autres ?

Le référendum d’initiative populaire ne me semble pas une bonne solution car on ne peut pas gouverner en zig zag, au coup par coup : cependant un vote de confiance de tous les Français au gouvernement, à la mi-mandat, pourquoi pas !

Je ne peux m’empêcher, à cette occasion, de rappeler les propos prémonitoires de Michel Serres : «Un nouvel humain est né : petite Poucette»

«Il ou elle n’a plus le même corps, la même espérance de vie, ne communique plus de la même façon, avec la même langue, ne perçoit plus le même monde, ne vit plus dans la même nature, n’habite plus le même espace.»

Il l’appelle Petite Poucette, et Petit Poucet pour leur capacité à envoyer des SMS avec le pouce, à développer des interrelations et interactions par un «jeu de mains» sur les claviers d’ordinateurs ou autre télécommande. Ces jeunes d’aujourd’hui vivent un tsunami tant le monde change autour d’eux. Pour M. Serres, c’est une période d’immense basculement.

«Tout le monde veut parler, tout le monde communique avec tout le monde en réseaux innombrables.»

«Ce chaos remplit tout l’espace, un véritable mouvement brownien ! A la nouvelle démocratie du savoir correspond, pour la politique générale, une démocratie en formation, qui demain s’imposera.»

«Concentrée dans les médias, l’offre politique meurt, elle n’offre plus aucune réponse, elle est fermée pour cause d’inventaire.»

«Vous vous moquez , dit petite Poucette, de nos réseaux sociaux. Avez-vous jamais réussi à rassembler, sans contraintes, des groupes aussi considérables ? Vous redoutez qu’à partir de ces tentatives apparaissent de nouvelles formes politiques qui balaient les précédentes, obsolètes !! Pouvez-vous rester fiers des résultats de vos politiques passées ?

«Armée, nation, église, peuple, classe, prolétariat, famille….,voilà des abstractions maintenant, volant au dessus des têtes. Incarnées, dîtes-vous ? Certes, sauf que cette chair humaine, loin de vivre, devait souffrir et mourir. Sanguinaires, ces appartenances exigeaient que chacun fît sacrifice de sa vie : martyrs suppliciés, femmes lapidées, hérétiques brûlés vifs, prétendues sorcières immolées sur les bûchers, voilà pour les églises et le droit ; soldats inconnus, alignés par milliers dans les cimetières militaires, liste longue de noms sur les monuments aux morts, en 14-18 : presque toute la paysannerie ; voilà pour la Patrie ; camps d’extermination et goulags, voilà pour la théorie folle des «races» et la lutte des classes ; quant à la famille, elle abrite la moitié des crimes, une femme mourant chaque jour des sévices du mari ou de l’amant ; et voici pour le marché : plus d’un tiers des humains souffrent de la faim pendant que les nantis font des régimes.»

Petite Poucette ne demande la mort de personne, elle veut seulement que cela change.

(1) Sénèque (complété par Montaigne pour la métaphore maritime)

Signé Georges Vallet

crédits photos:http://www.tite-asuka.fr

Mes années merveilleuses sous l’Occupation à Pau

Fête-de-la-liberationLes souvenirs de la jeune enfance sont comme les îlots d’un archipel oublié. Ce sont des terres isolées dans un océan inconnu, des instantanés flottant aux tréfonds de la mémoire obscure. A cet âge, on ignore tout du contexte, mais certaines images qui sortent du commun et du quotidien s’incrustent en nous. On se les remémore telles de grandes plages lumineuses que l’on a parcourues avec des êtres chers qui ne sont plus. On n’en apprend que plus tard la signification. Par la suite, à l’âge adulte, ce passé enfoui influence souvent nos choix et options, parfois sans que nous en soyons conscients.

Quand, un quart de siècle après mon enfance à Pau, j’ai vécu sur le Kurfürstendamm de Berlin le 3 octobre 1990, la Réunification de l’Allemagne, j’ai éprouvé un sentiment de déjà-vu. Les cloches sonnaient, des inconnus vous serraient la main et trinquaient avec vous dans la rue, ouvrant des bouteilles de champagne dans une ambiance de joyeuse solidarité. Les gens ont entonné sur le trottoir l’hymne allemand « Unité, droit et liberté ». Cette liesse collective, je l’avais déjà perçue le jour de la Libération de Pau, le 23 août 1944. J’avais alors six ans, un âge où l’on retient déjà bien des choses. Je n’ai compris que plus tard la signification historique de cette journée, mais j’en ai retenu l’ambiance et des détails. Des gens s’embrassaient, chantaient et dansaient la farandole. Ce spectacle merveilleux dura je ne sais combien de temps, car le temps des enfants n’est pas celui des adultes, mais ce fut assez long pour que ces scènes s’impriment dans ma tête plus que je ne l’aurais cru.

J’avais vécu des célébrations avec la famille ou des repas avec des amis de mes parents. On jouait, endimanché, avec leurs enfants puis on revenait pour le dessert. C’étaient de bons moments « à la campagne » chez des agriculteurs de Bedeille ou de Lucgarier que mon père, garagiste à Pau, aidait, notamment en installant des gazogènes sur leurs véhicules. Mais la Libération fut une tout autre fête, d’une autre dimension, à l’opposé de ce que nous avions subi jusqu’alors. D’ordinaire aussi discrètes qu’un no man’s land, nos rues s’animèrent tout à coup, envahies de gens en proie à une sorte d’euphorie. Les Palois reprenaient possession de leur espace public que l’Occupant s’était accaparé. Une cousine de dix ans plus âgée, Janine Laudouat, disparue entre-temps dans un accident de voiture (la moitié de notre famille a péri dans des accidents de la route à l’époque), m’avait pris par la main pour me mener au carrefour que font le Boulevard d’Alsace Lorraine et la rue Henri Faisans, ainsi que l’avenue Georges VII et la rue Devéria avec la route de Tarbes, aujourd’hui Avenue Charles de Gaulle. Là, il y avait foule. La circulation qui en ce temps-là était peu dense, s’était arrêtée. Des groupes de gens allaient et venaient gaiement sur la voie publique.

Je me rappelle nettement cette kermesse improvisée. Spontanément, les gens arrachaient les panneaux de bois qui indiquaient la route en langue allemande pour l’Occupant. Ils en faisaient des bûchers et dansaient autour de ces feux. On entendait des cris de joie. Ces brasiers symbolisaient la réappropriation de l’espace citadin par ses habitants naturels. Sidéré et interloqué par ce remue-ménage, j’ai enfin compris que les Allemands avaient pris la poudre d’escampette. Seulement, tout à coup, le bruit doit avoir couru qu’ils n’avaient pas encore quitté la ville ou qu’ils revenaient, je ne sais plus. Je vis des hommes éteindre les feux et piétiner les cendres. Tout ce joyeux monde se dispersa comme une volée de moineaux. C’était une fausse rumeur, les Occupants étaient bien partis, mais cette réaction reflétait la nervosité de l’époque. Sous l’Occupation, nous avions vécu dans une crainte aussi justifiée parfois qu’imaginaire souvent. Par exemple, mon autre cousine, Pierrette Bordenave, m’avait recommandé de ne jamais ramasser quoi que ce soit dans la rue. « Surtout pas un crayon ou un stylo. Cela peut être une bombe ou du poison pour tuer des petits Français qui le prennent dans leurs mains ». C’était évidemment archi-faux, mais des bruits de ce genre circulaient. Avec le départ des verts-de-gris, la tension tomba d’un coup, mais elle pouvait encore revenir à tout instant.

Peu de mois auparavant, j’avais vécu une autre panique avec mon père. Il était visiblement en contact avec des maquisards et réparait leurs véhicules ou leur en procurait. Il m’a pris un jour avec lui et nous sommes partis sur la route de Soumoulou jusqu’à un ruisseau qui la traversait. Le petit pont s’était effondré. Dans le trou une voiture. Je suppose que les maquisards avaient fait sauter le pont pour bloquer un convoi allemand. Au lieu de cela, une automobile française était tombée dans le piège. Il s’agissait d’évaluer s’ils pouvaient la récupérer et la réutiliser. A notre arrivée, des hommes hirsutes ou barbus en civil surgirent portant fusils ou mitraillettes : les maquisards qui attendaient mon père ! Il descendit avec deux ou trois d’entre eux dans la faille et examina la voiture, moi restant au bord du trou. Tout à coup, un homme accourut, criant : « Les Boches, les Boches !». Mon père sortit du trou, me prit sur ses épaules et nous courûmes tous vers un bois voisin. Mais c’était une fausse alerte, un camion français arrivait. Nous sommes rentrés ensuite à Pau et nous avons rendu visite au propriétaire de la voiture accidentée. Je crois qu’il s’appelait Mr Ferrero, un personnage puissant sous l’Occupation. Je me rappelle qu’il portait des bandages à la tête, suite à son accident. Je ne sais pas pourquoi nous sommes allés le voir.

Mon père, Fernand Picaper, qui avait refondé à la rue Palassou le garage de mon grand-père, Cyprien Picaper, n’était pas à proprement parler dans le maquis, mais il y avait des amis proches qu’il aidait de son mieux. Par exemple, un homme venait parfois déposer une bicyclette dans notre garage et un autre venait peu après la reprendre. Les vélos, à l’époque, avaient des sacoches attachées à leur porte-bagage sur la roue arrière. Je ne sais pas ce que contenaient ces sacoches. Des explosifs ou du ravitaillement ? Mais le contenu pouvait être dangereux. Il m’était strictement interdit de m’en approcher. Cela devait se passer vers 1943-44, c’est-à-dire après l’extension de l’Occupation allemande à la « zone libre », car il me semble que Pau ne fut pas occupée avant le 11 novembre 1942. Sauf erreur, la ligne de démarcation passait par Mont-de-Marsan et Orthez, donc un peu à l’Ouest de la capitale béarnaise, à moins qu’il y ait eu une extension jusqu’à elle. De toute manière, ce qui s’est passé quand j’avais quatre ans et avant, je crois n’en avoir aucun souvenir, excepté les adieux déchirants quand mon père, en 1940, partait en uniforme à Bordeaux après chaque permission. J’ai en revanche un souvenir précis d’un après-midi de 1943 ou 44, je crois, quand on entendit une série d’explosions à faible distance. C’étaient des tirs d’armes à feu. Sur quoi, un voisin est arrivé dans notre garage et a dit : « Ils ont tué Larrouturou ». Mon père est vite venu le dire à ma mère. N’était-ce pas le Résistant dont une plaque rappelle aujourd’hui le souvenir Place du Foirail ? J’ai cru comprendre que mon père le connaissait et qu’il était de ceux qui venaient au garage pour la bicyclette.

Peut-être l’avons-nous échappée belle ce jour-là. Mais rien ne pouvait ébranler mon père qui avait vécu avant-guerre des aventures périlleuses dans l’aviation en Éthiopie. Il était d’un naturel tranquille comme son père d’ailleurs. Ni l’un ni l’autre n’avait été au front. Mon grand-père paternel était parti en Argentine vers 1913 fonder un garage automobile à Buenos Ayres. Les Béarnais et les Basques s’exilaient en Argentine ou en Californie. Mobilisé en 1914, il était revenu défendre la patrie. Mais les mécaniciens étant rares à l’époque, il avait été affecté à une usine d’armements, des véhicules de l’armée sans doute. Mobilisé en 1939, mon père qui avait fait son service militaire à l’aviation à Pau, fut rapidement muté dans la même arme à Bordeaux, je ne sais dans quelle usine, Dassault peut-être. Il n’en a plus jamais parlé. Secret défense ? Démobilisé à la défaite, il rentra à Pau en juin 40 à vélo et reprit ses activités professionnelles. Je pense qu’après novembre 1942, nous sommes restés encore un à deux ans dans l’appartement attenant au garage de la rue Palassou avant de déménager à la rue Jean-Jacques de Monaix chez mon grand-père maternel. Sa maison avait un jardin séparé de la rue par un haut mur, ce qui permettait de « prendre le frais » dehors, même après l’heure du couvre-feu. Ce grand-père décédé dans l’immédiat après-guerre, Édouard Cazamayou, ancien maréchal des logis de gendarmerie, avait fait 14-18 dans les Dardanelles. Républicain convaincu, il nous faisait écouter Radio Londres sur son poste de TSF. Quand retentissait la Marseillaise, je devais me mettre au garde-à-vous et saluer. Je prenais cela comme un jeu qui ne me déplaisait pas. Il m’a appris des chants de la Grande Guerre : « La république nous appelle… », « Le régiment de Sambre et Meuse », « La Madelon… ». Plus pragmatique, mon père cachait sous une bâche dans un hangar chez son beau-père une Hamilcar, voiture de luxe de l’époque, par peur d’une réquisition. On allait la caresser de temps en temps et on rabattait vite la bâche. Après la guerre, sans doute l’a-t-il revendue. Il s’est procuré une Jeep Willys américaine, plus apte à parcourir les Pyrénées.

Je veux revenir sur le couvre-feu qui m’avait beaucoup impressionné avant notre installation à la rue Jean-Jacques de Monaix. Il faut l’avoir vécu pour savoir à quoi peut ressembler la vie sous une dictature. Tout à coup, on rappelle l’enfant qui joue dehors avec des petits voisins. Il lui faut rentrer dare-dare. On ferme portes et volets. On peut voir, à travers, qu’il n’y a plus un chat dehors. Non, pardon, il n’y a plus personne dans la rue sauf quelque chat qui miaule. Sinon, c’est le silence et le vide. La cité est comme morte. De temps à autre, une ronde de police ou de soldats allemands passe. On entend l’écho de leurs pas. C’est vraiment impressionnant. J’ai toujours éprouvé depuis un malaise dans les villes et les villages vides, le dimanche par exemple. Pour lors, reclus jusqu’à l’heure d’aller au lit, je jouais sur le plancher avec mes soldats de plomb et le tank vert en bois qu’un Père Noël très patriote m’avait apportés. Quand, soudain, se rapprochait un bruit de pas cadencé et de chants martiaux. Vite, vite, nous allions, mes parents, mon petit frère de deux ans et moi derrière une fenêtre, et nous regardons à travers les persiennes les soldats de la Wehrmacht ou de la Waffen-SS défiler dans notre rue déserte. Ils rentraient de l’exercice, jeunes et beaux. Ils chantaient cet air que les Français de ce temps ont pris pour un chant nazi alors qu’il s’agissait d’une vieille chanson populaire allemande : « Heidi, heido, heida, ein Heller und ein Batzen, die waren beide mein, ja mein, der Heller ward zu Wasser, der Batzen ward zu Wein, ja Wein ». Il y est question d’un soldat qui possède un taler et un sou et qui paie avec l’un de l’eau et avec l’autre du vin jusqu’à être fauché. « Ein Kerl aus Samt und Seide, nur schade, dass er suff » („Un gars doux comme la soie et le velours, dommage qu’il ait été ivrogne“). Rien de bien nazi dans ces paroles, comme je l’ai su plus tard. Les émotions des parents contaminent les enfants qui savent ainsi évaluer s’il y a danger ou non. Je ressentais chez eux à la fois de l’admiration pour ces hommes et de la peur devant cette troupe, plus de peur visiblement que d’admiration.

Cette contemplation de défilés ennemis derrière des volets clos, je l’ai vécue deux fois encore dans ma vie. Ce fut un quart de siècle après. Un jour de 1967, réfugié dans mon appartement de Berlin-Ouest avec quelques-uns de mes étudiants fidèles, nous avons regardé à travers les persiennes l’immense manifestation contre la guerre au Vietnam organisée par le leader berlinois des étudiants gauchistes Rudi Dutschke. Ils franchirent notre rue, la Friedbergstrasse, bras dessus bras dessous, hurlant des slogans et portant des banderoles et des drapeaux rouges, vêtus la plupart d’une parka verte tenant lieu d’uniforme. Leur cortège défila longtemps. Ils étaient des dizaines de milliers. C’était pour nous terrifiant et déprimant. Je sais entre-temps que la Stasi est-allemande tirait plus ou moins les ficelles de ces soixante-huitards germaniques. L’autre fois, ce fut dans le film « Les années merveilleuses » de l’écrivain est-allemand réfugié à l’Ouest Reiner Kunze. La séquence montrait dans le clair-obscur d’un appartement un jeune couple qui contemplait la rage au cœur à travers ses jalousies l’invasion des chars soviétiques dans les rues de Prague fin août 1968.

Mais il y eut la Libération de la France et il y eut la chute du Mur de Berlin, ce qui prouve que l’histoire prend parfois de bons tournants. Revenons donc au 23 août 1944. A la fausse-alerte, ma cousine me ramena rapidement à notre maison qui se trouvait à l’angle de la rue Jean-Jacques de Monaix et de la rue Devéria. Dans notre cuisine, un homme était assis sur une chaise. Je suis resté là, à le regarder longuement : il ne soufflait mot et me faisait un peu peur. Ses vêtements et ses cheveux étaient sens dessus dessous. J’ai appris plus tard que c’était un voisin qui appartenait à la milice. Pourchassé par la foule, craignant d’être lynché, il était, aux abois, venu frapper à notre porte. Ma mère lui a dit : « Monsieur, je ne vous serre pas la main, mais vous pouvez rester un moment chez nous ». Plus tard, il est parti. Je ne sais pas ce qu’il est devenu.

En ce jour mémorable, mon père était absent de la maison. Il était allé avec ses amis maquisards prendre possession d’une villa des Allées de Morlaàs qui avait été sous l’Occupation le siège de la Milice. Nous allions souvent promener, moi jouer, sous les chênes de ces allées qui regorgeaient de lucanes et de hannetons. Je connaissais cette bâtisse dont j’ai oublié le nom. On m’avait dit qu’il s’y passait des choses dont il fallait avoir peur. J’avais attrapé les mots : « le supplice de la baignoire ». Moi qui aimais bien prendre un bain dans notre grande baignoire en zinc, je me disais qu’on y baignait sans doute des gens ou des enfants dans de l’eau trop chaude ou trop froide, ce qui aurait été pour moi un vrai supplice, car j’avais appris qu’un supplice c’était toujours désagréable. Partis à la sauvette dans le sillage de la Wehrmacht, les miliciens avaient abandonné sur place un camion rempli de couvertures et de boîtes de sardines. Les Résistants se sont partagé ce butin et des semaines durant nous avons mangé des sardines à l’huile. Je ne m’en suis pas dégoûté, bien au contraire. Je les apprécie toujours. Elles ont pour moi un goût de victoire.

La vie au XXème siècle a été particulièrement riche en mutations et changements. Qui aurait imaginé en 1944 que ce petit Français qui voyait défiler dans la rue Palassou de Pau des jeunes Allemands voués à la mort en Normandie ou dans les Ardennes, discuterait un jour de 1999 sur la scène du grand théâtre de Berlin, le Schauspielhaus, avec des journalistes et des ministres allemands de l’avenir de l’Allemagne et de l’Europe ? Qu’il finirait même, après avoir vécu des décennies Outre-Rhin, par acquérir en 2013 la nationalité allemande (la double nationalité franco-allemande). J’avais retrouvé une lettre adressée de Bordeaux en 1939 par mon père à ma mère dans laquelle il qualifiait les Allemands de « salauds ». Mais, après la guerre, ma mère qui était très libre d’esprit, du moins en politique, a compris qu’il fallait se réconcilier avec eux pour faire ensemble l’Europe de la paix.

J’ai commencé à apprendre l’allemand comme seconde langue vivante au Lycée Louis Barthou et mon frère l’a pris en première langue. Au départ, j’aurais préféré l’anglais, mais il y avait tellement d’étudiants en anglais et si peu en allemand à Bordeaux que le choix pour les études germaniques me parut s’imposer. En 1959, partant comme étudiant boursier à Berlin, je parlai à mon père du stalinisme en RDA. « Cela ne pourrait pas arriver en France, me dit-il. Les communistes français sont des républicains. Ils se sont battus pour la liberté ». Il voyait les communistes de la Résistance. Mais il faut croire que mes quelques souvenirs d’enfance m’avaient aiguillé dans un autre sens. Je suis allergique aux partis et régimes d’extrême-gauche comme d’extrême-droite, à tout pouvoir coercitif.

Dès mon arrivée à Berlin-Ouest pour un an d’études, je me rendis rapidement à Berlin-Est pour voir à quoi ressemblait la RDA. Le Mur de Berlin n’était pas encore dressé à l’époque. A la gare de métro de Friedrichstrasse, porte d’entrée à Berlin-Est, un factionnaire armé d’une Kalachnikov allait et venait sur une passerelle métallique, surveillant de haut les passagers qui montaient et descendaient. Je vis son uniforme. Ce fut un choc. C’était la copie conforme de l’uniforme vert de gris de la Wehrmacht qui hantait mon subconscient depuis mes jeunes années à Pau. Instantanément, j’ai tout compris. Cette République de l’Est soi-disant « démocratique » était une dictature. Elle était l’ennemie de son peuple. L’histoire en 1989 m’a donné raison et a justifié mon choix politique en faveur de l’Allemagne occidentale.

– par Jean-Paul Picaper

 

Commémorons ensemble le 70ème anniversaire de la libération de Pau,

PauUn de nos contributeurs régulier et fidèle nous a envoyé le message ci-après : « Je viens de lire le Mag publié par Sud Ouest, j’ai écouté pas mal d’émissions à la radio et à la télé sur l’histoire de la libération de la France et sur les comportements des occupants et des occupés pendant la guerre. FR3 Aquitaine et le Mag évoquent les événements et les « découvertes » qui se sont produits dans un certains nombres de villes du Sud Ouest. Nulle part la ville de Pau est évoquée; ne s’y serait-il pas passé d’événements méritant d’entretenir la mémoire ?

Et pourtant, les vieux palois savent tous où se trouvait la maison de la Gestapo à Pau et sur nos départementales, on voit encore quelques plaques commémoratives d’affrontements sanglants entre Résistants et Gestapo. Et le 15 juin n’y a-t-il pas eu à Idron, une cérémonie en hommage  aux Résistants fusillés le 15 juin 1944. Ces fusillés appartenaient au maquis du Béarn et ont été arrêtés à  Rébénacq.

La libération de Pau est officiellement datée du 22 août 1944. Et nous voudrions commémorer cette libération, à travers votre mémoire à l’occasion de ce 70ème anniversaire.

Nous invitons dès à présent et jusqu’au 22 août, tous nos lecteurs à témoigner sur notre site de ce qu’ils ont eux-mêmes vécus ou de ce que leur parents ou grand-parents leur ont raconté de l’époque.

Nous espérons aussi qu’un historien local aura à cœur de nous adresser un article sur cette époque dans notre Béarn. Ou mieux que plusieurs historiens contribueront à cette commémoration.

Dès réception, articles et témoignages seront publiés sur le site sous le nom ou le pseudo de l’auteur. Chaque semaine, ils seront repris dans notre newsletter. Les articles doivent conformes aux règles (1) que nous avons fixées. Pour les témoignages, pas d’exigence quant aux nombres de mots, mais il faudra impérativement respecter la Charte d’AltPy (2). Articles et témoignages doivent nous être adressés par courriel à article@alternatives-paloises.com

– Par Altpyrédac

(1) Les règles  de publication sur AltPy, c’est ICI
(2) La  Charte d’Altpy c’est ICI