Réflexion sur la valeur de l’individu dans l’histoire.

GVAu cours de l’émission «la Grande Librairie», F.Busnel demandait à ses invités quel était le mot que leur suggéraient les événements récents.

L’un d’entre eux a évoqué:«visage».
Sans aucun doute, ce mot a été sous-jacent tout au long de cette tragédie.

Le visage, c’est celui de tous ces acteurs qui de près ou de loin ont participé à cette terrifiante actualité ; c’est celui des spectateurs bien malgré eux, sur le terrain ou chez eux, devant leur poste ou leur ordinateur, qui ont suivi, impuissants et anxieux, le sort d’autres visages, celui d’individus inconnus, devenus subitement proches, sortis soudainement du brouillard que notre société a contribué à épaissir ; ce sont ces milliers de visages différents qui se sont réunis spontanément et ont matérialisé par des bougies, des fleurs, des slogans, des chants…, leur compassion, leur recueillement, leur partage avec ceux qui ont souffert et souffrent encore. C’est l’explosion d’un besoin contraint de manifester son existence, de partager, d’être reconnu, de mettre au grand jour ce qui fait de l’homme une espèce sociale.

En effet, l‘individu nous échappe, il n’existe plus, il est devenu un numéro de Sécu, un code de carte bancaire…., il nous est indifférent car anonyme, il est noyé dans la masse d’un complexe économique.

Il est devenu un objet, il a cessé d’être un vivant. Il faut des situations exceptionnelles pour le faire revivre.

Cette réflexion ouvre la voie à un débat qui s’enracine dans l’histoire et qui dernièrement a été actualisé par une enseignante en philosophie politique, chercheur associé au Muséum National d’Histoire Naturelle, maître de conférence à l’Institut politique de Paris 3 et enseignante à l’Ecole polytechnique.

Alors que des milliers d’emplois sont supprimés, que les machines remplacent les hommes, pour baisser les coûts de production, le raisonnement courant prétend que la mort, le départ à la retraite, le licenciement ou le remplacement, dans tous les domaines, d’une personne, ne change rien et peut même être profitable. La vie continue, le «progrès» aussi ; une bonne preuve est que de nombreuses générations nous ont précédés ; cela n’a pas empêché l’économie de fonctionner et l’histoire de se dérouler.

C’est devenu «une vérité» : personne n’est indispensable.

Ce n’est pas l’avis de la philosophe Cynthia Fleury.

A l’heure où l’individu est encensé mais aussi considéré, à force d’individualisme forcené, comme le fossoyeur du bien commun, de la démocratie, elle démontre, dans son dernier essai : «Les irremplaçables», pourquoi l’individu est indispensable à la démocratie… et vice versa ! En «marchandisant» le monde et en chiffrant nos vies, les individus sont mis en équivalence et nous devenons remplaçables les uns par les autres à un coefficient près, l’un pouvant valoir deux fois ou plus que l’autre. Elle rappelle que seule l’individuation, et non l’individualisme qui veut éliminer l’autre, protège la démocratie en son cœur. «Un individu dans un Etat de droit doit pouvoir devenir “sujet”.»

Vouloir passer dobjet à sujet, c’est justement la cause de bien de nos problèmes. 

Pour le Larousse:

  • Sujet: «Personne pourvue de qualités ou de talents appropriés à une situation. Être vivant soumis à l’observation.»

  • Objet:«Chose inerte, sans pensée, sans volonté et sans droits, par opposition à l’être humain.»

Descartes a profondément contribué à développer la conception de l’homme objet.
Parmi les assertions qu’il a jadis prononcées, retenons :
«Je ne connais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose.».

Il a donc institutionnalisé un monopole de pensée qui sévit toujours actuellement. Il a été le promoteur du «réductionnisme» c’est-à-dire du raisonnement qui ne fait de l’homme qu’une machine «compliquée».
« Le corps vivant est une machine où toutes les fonctions résultent de la seule disposition des organes, ni plus ni moins que les mouvements d’une horloge ou autre automate de celle de ses contrepoids et ressorts. » (Descartes : De l’Homme, Vl)
La réalité se «réduit», pour lui, a une hiérarchie de niveaux, comme une horloge !

Une conception bien actuelle !

Dans la société, l’individu est devenu un pion déplaçable, jetable, un numéro interchangeable, remplaçable par des machines et, par le jeu des chiffres, placé en situation de donner un meilleur rendement et une meilleure rentabilité.
Le managériat moderne, les gestions productivistes du personnel ont brisé les solidarités (les liens) sur le lieu du travail. Le harcèlement continuel de l’ouvrier et du cadre, par la direction, dans certaines entreprises, épuise les ressources physiques et psychologiques des travailleurs qui ne peuvent plus compter que sur eux-mêmes et se trouvent démunis parfois désespérés. Les personnes ne sont pas par essence individualistes mais la société dite post-moderne, les pousse à le devenir dans un réflexe de survie. Isolé, l’individu devient plus vulnérable. L’exploitation sur le lieu du travail se libère ainsi des résistances collectives.

Pour le gestionnaire, l’individu est remplaçable

Tant qu’on se base sur l’économie dont la manipulation des chiffres, des moyennes, des %, des tableaux, courbes, etc. font croire que c’est une science, c’est-à-dire un savoir, alors que ce n’est qu’une croyance, la place de l’homme en tant que rouage anonyme se justifie.

Mais cette économie est-elle la finalité de l’homme ?

La finalité ne serait-elle pas plutôt de découvrir le monde et l’Univers par la Science, d’améliorer la vie par la Technologie, de créer du nouveau grâce à l’Art sous toutes ses formes ? Autant d’acquis nouveaux servant en retour à favoriser l’enrichissement de la culture, spécificité humaine.

«La culture est ce qui unit les hommes», disait Paul Langevin,

On veut effacer, pour pouvoir simplifier, codifier, mesurer, classer, informatiser, comparer, «améliorer», rentabiliser, le fait que l’homme et ses différentes structures sociales ne sont pas des machines mais des ensembles complexes non réductibles à une somme de composants interchangeables.

L’être humain n’est pas un objet mais un sujet.

Cette affirmation est corroborée par la Biologie au sens large. Un être vivant est issu de la rencontre aléatoire d’une cellule mâle et d’une cellule femelle; elle en fait un être unique. Nous sommes le fruit du hasard à de nombreux niveaux:

  • Rencontre de deux patrimoines uniques à chaque génération .

  • Développement dans les conditions environnementales uniques résultant de la vie particulière de notre mère.

  • Les conditions environnementales vécues pendant la vie et le développement de tous ces ancêtres ont généré des modifications épigénétiques différentes qui ont été transmises à chacun de nous.

  • Depuis notre naissance, chacun a vécu des acquis différents, a retenu, donc engrangé, des expériences personnelles constituant une bibliothèque unique.

  • Nous avons tous participé, par le jeu de notre métier, de nos relations, de nos recherches, de nos publications, de nos échanges…, à des enrichissements qui ont contribué à donner une valeur ajoutée culturelle sur laquelle, de génération en génération, s’est édifiée la connaissance humaine.

Un être vivant, biologique et culturel, n’est pas remplaçable par un autre.

L‘histoire des civilisations, de la société, du progrès, de la science…, montre que l‘individu n’est pas «une particule élémentaire isolée, sans relation spécifique avec son milieu, c’est tout l’inverse. Il est interconnecté.
«L’important, c’est de comprendre que ce que tu es n’est pas à l’intérieur de toi. Il est dans les rapports que tu as avec les autres. »
Albert Jacquart.
Comprendre ce que tu es, c’est connaître ton Grand Récit
L’âge du cerveau est celui de l’individu qui le possède mais ses couches superficielles ont été formées et n’ont pas changé depuis l’apparition de l’homo sapiens sapiens, il y a cent mille ans. Plus en profondeur, des couches cervicales remontent à l’âge des dinosaures. D’autre part, l’ADN a des milliards d’années et les atomes qui le constituent remontent au Big Bang. C’est dans la logique de ce récit que s’installe la culture, la philosophie, la vision de l’aventure humaine de demain.
Au sein de l’entreprise, des associations, de la famille, de la société…chacun apporte une expérience particulière, «irremplaçable» par un autre.
Le constructeur japonais Toyota commence à s
‘en rendre compte ; il a révélé qu’il avait entrepris de remettre entre des mains humaines une partie des tâches qui étaient jusqu’à présent automatisées. Pour Akio Toyoda, le PDG du groupe, les ouvriers qui maîtrisent l’assemblage peuvent se révéler plus efficaces que des robots dont les défaillances peuvent ralentir la production.
Le processus d’hominisation se fait par l’assimilation de la culture léguée par les générations précédentes (c’est la mission de l’éducation) et ne peut aboutir qu’à la production d’êtres originaux assumant socialement leur originalité. Ainsi va le paradoxe de la formation : c’est en assimilant le bien culturel commun que chacun se forge son originalité, c’est en se situant dans le(s) groupe(s) (coopération, émulation, opposition) qu’il construit et affirme sa personnalité.

L’essence du sujet est dans les rapports sociaux qu’il entretient avec les autres sujets.

Par Georges Vallet

  Crédits photos :  vitalite-regionale.com