Les souvenirs de la jeune enfance sont comme les îlots d’un archipel oublié. Ce sont des terres isolées dans un océan inconnu, des instantanés flottant aux tréfonds de la mémoire obscure. A cet âge, on ignore tout du contexte, mais certaines images qui sortent du commun et du quotidien s’incrustent en nous. On se les remémore telles de grandes plages lumineuses que l’on a parcourues avec des êtres chers qui ne sont plus. On n’en apprend que plus tard la signification. Par la suite, à l’âge adulte, ce passé enfoui influence souvent nos choix et options, parfois sans que nous en soyons conscients.
Quand, un quart de siècle après mon enfance à Pau, j’ai vécu sur le Kurfürstendamm de Berlin le 3 octobre 1990, la Réunification de l’Allemagne, j’ai éprouvé un sentiment de déjà-vu. Les cloches sonnaient, des inconnus vous serraient la main et trinquaient avec vous dans la rue, ouvrant des bouteilles de champagne dans une ambiance de joyeuse solidarité. Les gens ont entonné sur le trottoir l’hymne allemand « Unité, droit et liberté ». Cette liesse collective, je l’avais déjà perçue le jour de la Libération de Pau, le 23 août 1944. J’avais alors six ans, un âge où l’on retient déjà bien des choses. Je n’ai compris que plus tard la signification historique de cette journée, mais j’en ai retenu l’ambiance et des détails. Des gens s’embrassaient, chantaient et dansaient la farandole. Ce spectacle merveilleux dura je ne sais combien de temps, car le temps des enfants n’est pas celui des adultes, mais ce fut assez long pour que ces scènes s’impriment dans ma tête plus que je ne l’aurais cru.
J’avais vécu des célébrations avec la famille ou des repas avec des amis de mes parents. On jouait, endimanché, avec leurs enfants puis on revenait pour le dessert. C’étaient de bons moments « à la campagne » chez des agriculteurs de Bedeille ou de Lucgarier que mon père, garagiste à Pau, aidait, notamment en installant des gazogènes sur leurs véhicules. Mais la Libération fut une tout autre fête, d’une autre dimension, à l’opposé de ce que nous avions subi jusqu’alors. D’ordinaire aussi discrètes qu’un no man’s land, nos rues s’animèrent tout à coup, envahies de gens en proie à une sorte d’euphorie. Les Palois reprenaient possession de leur espace public que l’Occupant s’était accaparé. Une cousine de dix ans plus âgée, Janine Laudouat, disparue entre-temps dans un accident de voiture (la moitié de notre famille a péri dans des accidents de la route à l’époque), m’avait pris par la main pour me mener au carrefour que font le Boulevard d’Alsace Lorraine et la rue Henri Faisans, ainsi que l’avenue Georges VII et la rue Devéria avec la route de Tarbes, aujourd’hui Avenue Charles de Gaulle. Là, il y avait foule. La circulation qui en ce temps-là était peu dense, s’était arrêtée. Des groupes de gens allaient et venaient gaiement sur la voie publique.
Je me rappelle nettement cette kermesse improvisée. Spontanément, les gens arrachaient les panneaux de bois qui indiquaient la route en langue allemande pour l’Occupant. Ils en faisaient des bûchers et dansaient autour de ces feux. On entendait des cris de joie. Ces brasiers symbolisaient la réappropriation de l’espace citadin par ses habitants naturels. Sidéré et interloqué par ce remue-ménage, j’ai enfin compris que les Allemands avaient pris la poudre d’escampette. Seulement, tout à coup, le bruit doit avoir couru qu’ils n’avaient pas encore quitté la ville ou qu’ils revenaient, je ne sais plus. Je vis des hommes éteindre les feux et piétiner les cendres. Tout ce joyeux monde se dispersa comme une volée de moineaux. C’était une fausse rumeur, les Occupants étaient bien partis, mais cette réaction reflétait la nervosité de l’époque. Sous l’Occupation, nous avions vécu dans une crainte aussi justifiée parfois qu’imaginaire souvent. Par exemple, mon autre cousine, Pierrette Bordenave, m’avait recommandé de ne jamais ramasser quoi que ce soit dans la rue. « Surtout pas un crayon ou un stylo. Cela peut être une bombe ou du poison pour tuer des petits Français qui le prennent dans leurs mains ». C’était évidemment archi-faux, mais des bruits de ce genre circulaient. Avec le départ des verts-de-gris, la tension tomba d’un coup, mais elle pouvait encore revenir à tout instant.
Peu de mois auparavant, j’avais vécu une autre panique avec mon père. Il était visiblement en contact avec des maquisards et réparait leurs véhicules ou leur en procurait. Il m’a pris un jour avec lui et nous sommes partis sur la route de Soumoulou jusqu’à un ruisseau qui la traversait. Le petit pont s’était effondré. Dans le trou une voiture. Je suppose que les maquisards avaient fait sauter le pont pour bloquer un convoi allemand. Au lieu de cela, une automobile française était tombée dans le piège. Il s’agissait d’évaluer s’ils pouvaient la récupérer et la réutiliser. A notre arrivée, des hommes hirsutes ou barbus en civil surgirent portant fusils ou mitraillettes : les maquisards qui attendaient mon père ! Il descendit avec deux ou trois d’entre eux dans la faille et examina la voiture, moi restant au bord du trou. Tout à coup, un homme accourut, criant : « Les Boches, les Boches !». Mon père sortit du trou, me prit sur ses épaules et nous courûmes tous vers un bois voisin. Mais c’était une fausse alerte, un camion français arrivait. Nous sommes rentrés ensuite à Pau et nous avons rendu visite au propriétaire de la voiture accidentée. Je crois qu’il s’appelait Mr Ferrero, un personnage puissant sous l’Occupation. Je me rappelle qu’il portait des bandages à la tête, suite à son accident. Je ne sais pas pourquoi nous sommes allés le voir.
Mon père, Fernand Picaper, qui avait refondé à la rue Palassou le garage de mon grand-père, Cyprien Picaper, n’était pas à proprement parler dans le maquis, mais il y avait des amis proches qu’il aidait de son mieux. Par exemple, un homme venait parfois déposer une bicyclette dans notre garage et un autre venait peu après la reprendre. Les vélos, à l’époque, avaient des sacoches attachées à leur porte-bagage sur la roue arrière. Je ne sais pas ce que contenaient ces sacoches. Des explosifs ou du ravitaillement ? Mais le contenu pouvait être dangereux. Il m’était strictement interdit de m’en approcher. Cela devait se passer vers 1943-44, c’est-à-dire après l’extension de l’Occupation allemande à la « zone libre », car il me semble que Pau ne fut pas occupée avant le 11 novembre 1942. Sauf erreur, la ligne de démarcation passait par Mont-de-Marsan et Orthez, donc un peu à l’Ouest de la capitale béarnaise, à moins qu’il y ait eu une extension jusqu’à elle. De toute manière, ce qui s’est passé quand j’avais quatre ans et avant, je crois n’en avoir aucun souvenir, excepté les adieux déchirants quand mon père, en 1940, partait en uniforme à Bordeaux après chaque permission. J’ai en revanche un souvenir précis d’un après-midi de 1943 ou 44, je crois, quand on entendit une série d’explosions à faible distance. C’étaient des tirs d’armes à feu. Sur quoi, un voisin est arrivé dans notre garage et a dit : « Ils ont tué Larrouturou ». Mon père est vite venu le dire à ma mère. N’était-ce pas le Résistant dont une plaque rappelle aujourd’hui le souvenir Place du Foirail ? J’ai cru comprendre que mon père le connaissait et qu’il était de ceux qui venaient au garage pour la bicyclette.
Peut-être l’avons-nous échappée belle ce jour-là. Mais rien ne pouvait ébranler mon père qui avait vécu avant-guerre des aventures périlleuses dans l’aviation en Éthiopie. Il était d’un naturel tranquille comme son père d’ailleurs. Ni l’un ni l’autre n’avait été au front. Mon grand-père paternel était parti en Argentine vers 1913 fonder un garage automobile à Buenos Ayres. Les Béarnais et les Basques s’exilaient en Argentine ou en Californie. Mobilisé en 1914, il était revenu défendre la patrie. Mais les mécaniciens étant rares à l’époque, il avait été affecté à une usine d’armements, des véhicules de l’armée sans doute. Mobilisé en 1939, mon père qui avait fait son service militaire à l’aviation à Pau, fut rapidement muté dans la même arme à Bordeaux, je ne sais dans quelle usine, Dassault peut-être. Il n’en a plus jamais parlé. Secret défense ? Démobilisé à la défaite, il rentra à Pau en juin 40 à vélo et reprit ses activités professionnelles. Je pense qu’après novembre 1942, nous sommes restés encore un à deux ans dans l’appartement attenant au garage de la rue Palassou avant de déménager à la rue Jean-Jacques de Monaix chez mon grand-père maternel. Sa maison avait un jardin séparé de la rue par un haut mur, ce qui permettait de « prendre le frais » dehors, même après l’heure du couvre-feu. Ce grand-père décédé dans l’immédiat après-guerre, Édouard Cazamayou, ancien maréchal des logis de gendarmerie, avait fait 14-18 dans les Dardanelles. Républicain convaincu, il nous faisait écouter Radio Londres sur son poste de TSF. Quand retentissait la Marseillaise, je devais me mettre au garde-à-vous et saluer. Je prenais cela comme un jeu qui ne me déplaisait pas. Il m’a appris des chants de la Grande Guerre : « La république nous appelle… », « Le régiment de Sambre et Meuse », « La Madelon… ». Plus pragmatique, mon père cachait sous une bâche dans un hangar chez son beau-père une Hamilcar, voiture de luxe de l’époque, par peur d’une réquisition. On allait la caresser de temps en temps et on rabattait vite la bâche. Après la guerre, sans doute l’a-t-il revendue. Il s’est procuré une Jeep Willys américaine, plus apte à parcourir les Pyrénées.
Je veux revenir sur le couvre-feu qui m’avait beaucoup impressionné avant notre installation à la rue Jean-Jacques de Monaix. Il faut l’avoir vécu pour savoir à quoi peut ressembler la vie sous une dictature. Tout à coup, on rappelle l’enfant qui joue dehors avec des petits voisins. Il lui faut rentrer dare-dare. On ferme portes et volets. On peut voir, à travers, qu’il n’y a plus un chat dehors. Non, pardon, il n’y a plus personne dans la rue sauf quelque chat qui miaule. Sinon, c’est le silence et le vide. La cité est comme morte. De temps à autre, une ronde de police ou de soldats allemands passe. On entend l’écho de leurs pas. C’est vraiment impressionnant. J’ai toujours éprouvé depuis un malaise dans les villes et les villages vides, le dimanche par exemple. Pour lors, reclus jusqu’à l’heure d’aller au lit, je jouais sur le plancher avec mes soldats de plomb et le tank vert en bois qu’un Père Noël très patriote m’avait apportés. Quand, soudain, se rapprochait un bruit de pas cadencé et de chants martiaux. Vite, vite, nous allions, mes parents, mon petit frère de deux ans et moi derrière une fenêtre, et nous regardons à travers les persiennes les soldats de la Wehrmacht ou de la Waffen-SS défiler dans notre rue déserte. Ils rentraient de l’exercice, jeunes et beaux. Ils chantaient cet air que les Français de ce temps ont pris pour un chant nazi alors qu’il s’agissait d’une vieille chanson populaire allemande : « Heidi, heido, heida, ein Heller und ein Batzen, die waren beide mein, ja mein, der Heller ward zu Wasser, der Batzen ward zu Wein, ja Wein ». Il y est question d’un soldat qui possède un taler et un sou et qui paie avec l’un de l’eau et avec l’autre du vin jusqu’à être fauché. « Ein Kerl aus Samt und Seide, nur schade, dass er suff » („Un gars doux comme la soie et le velours, dommage qu’il ait été ivrogne“). Rien de bien nazi dans ces paroles, comme je l’ai su plus tard. Les émotions des parents contaminent les enfants qui savent ainsi évaluer s’il y a danger ou non. Je ressentais chez eux à la fois de l’admiration pour ces hommes et de la peur devant cette troupe, plus de peur visiblement que d’admiration.
Cette contemplation de défilés ennemis derrière des volets clos, je l’ai vécue deux fois encore dans ma vie. Ce fut un quart de siècle après. Un jour de 1967, réfugié dans mon appartement de Berlin-Ouest avec quelques-uns de mes étudiants fidèles, nous avons regardé à travers les persiennes l’immense manifestation contre la guerre au Vietnam organisée par le leader berlinois des étudiants gauchistes Rudi Dutschke. Ils franchirent notre rue, la Friedbergstrasse, bras dessus bras dessous, hurlant des slogans et portant des banderoles et des drapeaux rouges, vêtus la plupart d’une parka verte tenant lieu d’uniforme. Leur cortège défila longtemps. Ils étaient des dizaines de milliers. C’était pour nous terrifiant et déprimant. Je sais entre-temps que la Stasi est-allemande tirait plus ou moins les ficelles de ces soixante-huitards germaniques. L’autre fois, ce fut dans le film « Les années merveilleuses » de l’écrivain est-allemand réfugié à l’Ouest Reiner Kunze. La séquence montrait dans le clair-obscur d’un appartement un jeune couple qui contemplait la rage au cœur à travers ses jalousies l’invasion des chars soviétiques dans les rues de Prague fin août 1968.
Mais il y eut la Libération de la France et il y eut la chute du Mur de Berlin, ce qui prouve que l’histoire prend parfois de bons tournants. Revenons donc au 23 août 1944. A la fausse-alerte, ma cousine me ramena rapidement à notre maison qui se trouvait à l’angle de la rue Jean-Jacques de Monaix et de la rue Devéria. Dans notre cuisine, un homme était assis sur une chaise. Je suis resté là, à le regarder longuement : il ne soufflait mot et me faisait un peu peur. Ses vêtements et ses cheveux étaient sens dessus dessous. J’ai appris plus tard que c’était un voisin qui appartenait à la milice. Pourchassé par la foule, craignant d’être lynché, il était, aux abois, venu frapper à notre porte. Ma mère lui a dit : « Monsieur, je ne vous serre pas la main, mais vous pouvez rester un moment chez nous ». Plus tard, il est parti. Je ne sais pas ce qu’il est devenu.
En ce jour mémorable, mon père était absent de la maison. Il était allé avec ses amis maquisards prendre possession d’une villa des Allées de Morlaàs qui avait été sous l’Occupation le siège de la Milice. Nous allions souvent promener, moi jouer, sous les chênes de ces allées qui regorgeaient de lucanes et de hannetons. Je connaissais cette bâtisse dont j’ai oublié le nom. On m’avait dit qu’il s’y passait des choses dont il fallait avoir peur. J’avais attrapé les mots : « le supplice de la baignoire ». Moi qui aimais bien prendre un bain dans notre grande baignoire en zinc, je me disais qu’on y baignait sans doute des gens ou des enfants dans de l’eau trop chaude ou trop froide, ce qui aurait été pour moi un vrai supplice, car j’avais appris qu’un supplice c’était toujours désagréable. Partis à la sauvette dans le sillage de la Wehrmacht, les miliciens avaient abandonné sur place un camion rempli de couvertures et de boîtes de sardines. Les Résistants se sont partagé ce butin et des semaines durant nous avons mangé des sardines à l’huile. Je ne m’en suis pas dégoûté, bien au contraire. Je les apprécie toujours. Elles ont pour moi un goût de victoire.
La vie au XXème siècle a été particulièrement riche en mutations et changements. Qui aurait imaginé en 1944 que ce petit Français qui voyait défiler dans la rue Palassou de Pau des jeunes Allemands voués à la mort en Normandie ou dans les Ardennes, discuterait un jour de 1999 sur la scène du grand théâtre de Berlin, le Schauspielhaus, avec des journalistes et des ministres allemands de l’avenir de l’Allemagne et de l’Europe ? Qu’il finirait même, après avoir vécu des décennies Outre-Rhin, par acquérir en 2013 la nationalité allemande (la double nationalité franco-allemande). J’avais retrouvé une lettre adressée de Bordeaux en 1939 par mon père à ma mère dans laquelle il qualifiait les Allemands de « salauds ». Mais, après la guerre, ma mère qui était très libre d’esprit, du moins en politique, a compris qu’il fallait se réconcilier avec eux pour faire ensemble l’Europe de la paix.
J’ai commencé à apprendre l’allemand comme seconde langue vivante au Lycée Louis Barthou et mon frère l’a pris en première langue. Au départ, j’aurais préféré l’anglais, mais il y avait tellement d’étudiants en anglais et si peu en allemand à Bordeaux que le choix pour les études germaniques me parut s’imposer. En 1959, partant comme étudiant boursier à Berlin, je parlai à mon père du stalinisme en RDA. « Cela ne pourrait pas arriver en France, me dit-il. Les communistes français sont des républicains. Ils se sont battus pour la liberté ». Il voyait les communistes de la Résistance. Mais il faut croire que mes quelques souvenirs d’enfance m’avaient aiguillé dans un autre sens. Je suis allergique aux partis et régimes d’extrême-gauche comme d’extrême-droite, à tout pouvoir coercitif.
Dès mon arrivée à Berlin-Ouest pour un an d’études, je me rendis rapidement à Berlin-Est pour voir à quoi ressemblait la RDA. Le Mur de Berlin n’était pas encore dressé à l’époque. A la gare de métro de Friedrichstrasse, porte d’entrée à Berlin-Est, un factionnaire armé d’une Kalachnikov allait et venait sur une passerelle métallique, surveillant de haut les passagers qui montaient et descendaient. Je vis son uniforme. Ce fut un choc. C’était la copie conforme de l’uniforme vert de gris de la Wehrmacht qui hantait mon subconscient depuis mes jeunes années à Pau. Instantanément, j’ai tout compris. Cette République de l’Est soi-disant « démocratique » était une dictature. Elle était l’ennemie de son peuple. L’histoire en 1989 m’a donné raison et a justifié mon choix politique en faveur de l’Allemagne occidentale.
– par Jean-Paul Picaper