L’affaire du rattachement de la Crimée à la Russie est présentée par une partie de l’Occident et donc la France comme un acte agressif envers l’Ukraine, et au-delà envers le monde. Le résultat est un refroidissement remarquable des relations Union Européenne – Russie, qui, pour le moment, n’a pas dépassé le stade de quelques sanctions plus symboliques qu’efficaces. Toutefois, il est notable que la réaction européenne est très précisément alignée sur celle des Etats-Unis. A l’heure où la mondialisation et le développement de la Chine, l’Inde ou le Brésil augurent d’un monde multipolaire où la puissance américaine n’aura plus le leadership qu’elle a connue, il est normal de s’interroger sur nos rapports avec ce peuple russe qui est européen, donc culturellement proche de nous. Le rattachement de la Crimée à la Russie est-il illégitime ? N’avons-nous pas intérêt à construire un partenariat fort avec ce pays riche et plein de potentiel ? Enfin, n’est-il pas temps que la France retrouve une vraie diplomatie, indépendante et respectée ?
La Crimée a rejoint la Russie ; ceci est un fait. L’affaire s’est faite quasiment sans heurts, dans la suite d’une révolution populaire violente à Kiev. A ce moment, la Crimée, culturellement russe, a jugé qu’il était de son intérêt de rejoindre ce qu’ils considéraient comme leur mère patrie, plutôt que de rester dans un pays chaotique, enfoncé dans la crise, dont nul ne peut prédire à ce jour le destin. Le référendum organisé par les autorités criméennes a été sans appel avec plus de 95% de vote favorable. Les Etats d’Europe occidentale, rangés derrière les Etats-Unis, se sont offusqués de ce fait, arguant de l’illégalité d’un référendum d’après la constitution ukrainienne. En cela, ils oublient deux choses : d’abord le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ou droit à l’autodétermination, qui est le principe issu du droit international selon lequel chaque peuple dispose d’un choix libre et souverain de déterminer la forme de son régime politique, et ensuite le cas du Kosovo. Cette dernière affaire, en effet, représente justement ce que dénoncent aujourd’hui la France et les Etats-Unis. Un référendum d’auto-détermination organisé par ces mêmes occidentaux a détaché le Kosovo de la Serbie dont il était province autonome, et ce malgré la constitution serbe qui ne le permettait pas. Comment aujourd’hui refuser à la Crimée ce qu’on a proposé pour le Kosovo ?
Imaginons d’autre part que le Québec, lors d’un prochain référendum d’auto-détermination, décide de se séparer du Canada. Allons-nous combattre cette décision ? Je vais aller plus loin : on peut penser à un scenario fiction pas si invraisemblable, où un gouvernement belge extrémiste flamand prenne le pouvoir en Belgique. Les Wallons pourraient alors décider de se protéger soit en déclarant leur indépendance, soit en demandant leur rattachement à la France. Allons-nous rire au nez de nos frères francophones au prétexte que la constitution belge ne permet pas un référendum d’auto-détermination ? Quelles différences y-a-t-il avec le cas de la Crimée ? En réalité deux : l’alignement derrière les intérêts géostratégiques américains, et le refus de voir que l’Europe est un nain diplomatique.
La Russie en effet intrigue. Vladimir Poutine est brocardé par les élites françaises, vu comme autoritaire, voir autocrate. Il y a de cela quelque temps, une personne du Medef me parlait même de « poutinade » pour parler d’une prise de pouvoir litigieuse dans l’organisation. Il y a en effet un certain unanimisme de ces élites à condamner ce pouvoir fort. Certes, un gouvernement à la Napoléon III n’est plus possible aujourd’hui en France, mais on peut avoir des différences culturelles avec la Russie, et pourtant collaborer, et s’allier pour l’avenir. N’en est-il pas ainsi avec les Etats-Unis, avec qui nous ne partageons pas les mêmes valeurs sociales, ou avec l’Angleterre où le communautarisme est légalisé ? Je ne parle même pas de nos rapports que l’on veut cordiaux avec la Chine, pourtant toujours un pays gouverné par un parti unique et par une censure politique et religieuse. Or, la Russie pourrait être un bon parti pour la France, et ceci à plusieurs titres :
– D’abord parce que nous sommes historiquement, culturellement et géographiquement proches. N’oublions pas, en ce centenaire de la première guerre mondiale, que la Russie fut notre alliée de la triple-entente. Les investissements français étaient alors nombreux dans ce pays qui était un peu pour nous ce qu’était le far-west aux américains
– Ensuite parce que la Russie présente un potentiel écononomique très important. Riche en matières premières, qui font cruellement défaut à l’Europe, la Russie est aussi un marché de près de 150 millions d’habitants avec un pouvoir d’achat en hausse permanente, insuffisamment exploité par les entreprises françaises
– Enfin parce que la Russie représente aujourd’hui un rempart face à l’extrémisme religieux anti-occidental issu du moyen-orient. Ce pouvoir fort a su non seulement éradiquer le terrorisme sur son territoire, mais est aujourd’hui le protecteur principal des minorités menacées par le djihadisme wahhabite au moyen orient : chrétiens, chiites, arméniens, .. La Russie est aussi aujourd’hui le seul Etat européen à pouvoir réellement peser sur l’issue du conflit syrien.
Pour toutes ces raisons, et bien d’autres, et sans renier pour autant nos valeurs et notre mode de vie, nous aurions intérêt à nous rapprocher stratégiquement de la Russie. Cela demanderait toutefois une diplomatie indépendante, ce que nous n’avons pas non seulement en Europe, mais non plus en France.
La France a en effet perdu ce qui faisait son originalité, à savoir une diplomatie indépendante, originale, soucieuse de porter une voix différente dans le concert mondial. Cette originalité, que l’on peut faire remonter au Général de Gaulle, a été maintenue jusqu’au dernier quinquennat de Jacques Chirac. L’avènement de Nicolas Sarkozy en 2007, l’alignement diplomatique sur les Etats-Unis, ont sonné le glas de ce qu’on pouvait appeler « une certaine idée de la France ». Depuis, la France a perdu toute influence dans les dossiers du moyen-orient ; on l’a vu pendant l’affaire des armes chimiques en Syrie. Vue de l’Asie du Sud-est, elle est inexistante et ridicule, on l’a vu lors des événements au Tibet en 2008 ; et vue de l’Afrique, l’interventionnisme armé en Libye, Mali, Côte d’Ivoire ou Centre-Afrique, dont on peut douter de l’efficacité, ressemble plutôt à un chant du cygne dans une région du monde où les enjeux deviennent de plus en plus économiques. Bizarrement, François Hollande et Laurent Fabius ont continué dans cette voie, ayant sans doute trop fort à faire sur le plan intérieur.
Il est donc légitime de se poser la question de notre attitude pour le moins critique, si ce n’est belliqueuse à l’égard de la Russie. La légitimité du rattachement de la Crimée n’étant pas contestable, il serait préférable que la France, et l’Union européenne, discutent avec le géant russe, et trouvent ensemble les bases d’une collaboration économique et géostratégique, respectueuse des intérêts de chacun, mais qui permettrait à notre vieille Europe bien atone de défendre réellement ses intérêts et ceux de ses concitoyens pour les 50 prochaines années.
Par Agathocle de Syracuse