Je n’oublierai jamais les Anquetil, Simpson, De Vlaminck, Poulidor, Darrigade, Janssens, Anglade, Mastrotto, et mon favori d’entre tous, Bahamontès. Il gagnait (presque) toutes les étapes sur le plancher où je les faisais glisser, gamin. Ils étaient en fer blanc, peints à la main, et au fil des années en plastique (ils sentaient la lessive Bonux et, mais c’est moins sûr, le café Biec). Le charme en avait disparu mais la compétition faisait toujours rage. Bahamontès était d’un alliage plus lourd, qui, sous la poussée de mes doigts d’enfant, filait ses cinquante centimètres sur le parquet ciré, quand les autres se traînaient à dix centimètres derrière. Je devais avoir une trentaine de coureurs pour organiser ma course, mon tour de Chambre. Chacun avait un nom, un vrai nom de vrai coureur, et je notais le résultat de l’étape sur un cahier, apprenant les additions et l’addiction à cette petite reine que mon père m’offrirait à Noël, pour mes six ans. Il y avait autant d’étapes que j’avais de temps libre, avant l’intervention de mes parents pour nettoyer la chambre, manger, dormir, apprendre à lire. Mes héros, les vrais, passaient en trombe et en noir et blanc dans le poste de télé, avant les informations sur la guerre d’Algérie, les événements en tout genre de l’époque. Chaque année trouvait son lot de nouveaux héros (j’étais trop vieux quand Eddy Merckx gagna le tour en 1969) et le plancher de la chambre devenait plus rugueux dès lors que ma mère tomba malade. J’imaginais alors des parcours plus sinueux, des jets plus doux, ce qui donna l’avantage aux figurines en plastique. Il y avait beaucoup de chutes dans mes courses d’alors, surtout dans les virages. Et puis mon frère aussi, qui donnait des coups de balai sur le tracé ou les coureurs, par jalousie.
J’ai cessé de jouer quand la propriétaire du logement a décidé de mettre de la moquette sur le plancher, pour amoindrir le bruit que nous faisions, l’appartement se situant juste au-dessus de chez elle.
Plus tard, entre dix et quatorze ans, avec d’autres gosses du village, juchés sur nos petits vélos dont la plupart n’avaient pas de dérailleur, nous filions monter des cotes alentour (Limendous, cote de Ger), que nous dévalions ensuite à toute berzingue ou, quand nous avions la liberté d’une après-midi, nous pédalions une trentaine de kilomètres (Soumoulou, Lagos, Assat, Artigueloutan, Soumoulou) sans mettre le pied à terre. Pas de casque, pas de gilet fluo-publicitaire, pas de matériel hight tech ; juste des gamins qui pédalaient ensemble, faisant la course sans la faire ( si l’un de nous crevait, tous s’arrêtaient et l’on savait réparer, avec un peu d’eau sortie de la gourde, de la colle et des rustines, et repartir. Bien entendu, les plus grands gagnaient à chaque fois. Pour se départager, ils se bagarraient sur le terrain de foot, pendant que les plus petits tapaient dans le ballon. C’était en général l’heure où Suzanne et Marina passaient sur le chemin bordant le terrain de jeux en minaudant, comme toutes les adolescentes campagnardes, faisant semblant d’ignorer la présence des garçons, petits et grands. Antonio et Pyc étaient les deux grands. Dès que les filles arrivaient, ils se mettaient tacitement d’accord (après avoir fait le bilan comptable des coups échangés) : Pyc draguerait Marina, Antonio, Suzanne.(jusqu’au prochain duel).
La troupe, alors, se mettait de concert à faire semblant de vérifier les vélos, en techniciens aguerris, vérifiant la rigidité des câbles, la linéarité des roues, l’épaisseur des gommes de frein, le jeu des pédaliers. Il fallait impressionner les minettes, faire craquer le plancher avec des arguments nouveaux toujours suggérant la glisse et pas simplement le coup de pédale. Et, bien sûr, à ce moment-là, arrivait le petit richous du bled sur sa moto 50 cm3, au pot d’échappement pétaradant. Combien de fois aurions-nous voulu lui sauter dessus, à ce frimeur. Mais c’était le fils d’un notable, bon garçon, mais fils de notable. Nous nous savions vaincus d’avance. Mais savions également qu’un jour ou l’autre, nous prendrions notre revanche. Pas en gagnant le tour de France, trop compliqué pour nous, petits paysans. Mais en suivant le parfum de la terre. En sillonnant les routes que nous tracerions nous-mêmes, à califourchon sur nos vélos silencieux, filant dans le sens du vent. Et le temps nous donna raison : Pyc épousa Marina, à qui il offrit un vaste bâtiment au sol entièrement parqueté, dans lequel elle apprit les danses de salon et, plus tard, les danses de saloon, alors que lui, dans une pièce contigüe, continuait à jouer au tour de Chambre avec ses figurines peintes à la main. Quant à Antonio, il se maria avec Suzanne et ne quitta jamais le plancher des vaches, car il n’en avait plus rien à cirer des caravanes publicitaires, des équipes cofidis, sky team, tinkoff, bmc, lcl…
-par AK Pô
10 07 2015
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