Nuit debout est un mouvement citoyen spontané né à Paris le 31 mars 2016, et qui s’est rapidement étendu partout en France. Il se présente comme un rassemblement de personnes de tous horizons, ni entendues ni représentées, qui reprennent possession de la réflexion sur l’avenir de notre monde. Un mardi soir pluvieux, à Pau, je décidais de me joindre à l’assemblée
C’est alors que je revenais du restaurant où j’avais dîné, et que je marchais tranquillement sur cette grande étendue minérale de Pau qu’est la place Clemenceau, que je tombais sur cet attroupement hétéroclite d’une cinquantaine de personnes. La curiosité me prit. J’avais entendu parler comme tout le monde de ce mouvement spontané « Nuit debout », mais qu’est-ce que c’était en réalité ? Comment cela se passait-il ? Je m’approchais. L’assemblée était en cercle, ou plutôt en demi-cercle, car un côté était constitué par les marches de l’escalier de la place sur lesquelles une vingtaine de personnes étaient assises. Des citoyens, car c’est ainsi qu’on les nomme, prenaient la parole, qui en restant à sa place, qui en se positionnant au milieu du cercle. Sans savoir réellement pourquoi, je décidais de rester. Les débats concernaient l’organisation et le fonctionnement du mouvement. Une citoyenne d’une trentaine d’années, de toute évidence habituée à la prise de parole et portant en elle une dose d’autorité naturelle, parlait de la façon de s’organiser, et de la possibilité d’organiser une « AG ». Des réactions, immédiatement se firent entendre : « Nuit debout n’est pas un mouvement comme les autres ». « on ne veut pas d’AG », « on ne veut pas de représentant ». « Chacun ne peut parler qu’en son nom et en donnant uniquement son prénom ». Mon intérêt s’accrut, et je décidais de m’inclure dans le cercle en faisant un pas en avant. Immédiatement, des citoyens me parlaient, commentant telle ou telle prise de parole, me demandant mon avis. Je restais discret, et j’écoutais. Les personnes ici étaient étonnamment différentes : des jeunes étudiants ou lycéens habillés de vêtements amples, de bonnets de laines au style andin, un jeune barbu intellectuel et bedonnant s’appuyant sur son parapluie, des quarantenaires ou cinquantenaires parfois un peu hirsutes, des hommes plus âgés aux cheveux blancs et au corps maigrichon, visiblement habitués des mouvements contestataires, un couple la cinquantaine bien habillé, … La parole circulait. L’homme barbu bedonnant intellectuel, que je qualifierais de placide, fit plusieurs propositions pour le fonctionnement démocratique de l’assemblée. On devinait un fond théorique important à sa pensée, dont la portée était accentuée par son ton calme et son élocution claire. Il proposa qu’à chaque assemblée les « acteurs » de l’assemblée, c’est-à-dire ceux qui organisent le débat, fussent tirés au sort. Cette proposition, bien introduite, fut acceptée par un vote à main levée de l’assemblée. Une assemblée dont on débâtit d’ailleurs du nom : « agora » dit l’un, « Éléphant rose » dit un autre sur le ton de la plaisanterie. Le consensus était clair, nul ne pouvait s’approprier le mouvement. Chaque personne était le mouvement, et le mouvement était chaque personne, interdisant ainsi un quelconque membre et une quelconque délégation de s’arroger le droit de représentation.
Étonnamment, le fond n’était pas ou peu présent, et une étudiante s’en offusqua d’ailleurs, se demandant s’il ne fallait pas mettre « le fond avant le plan ». Mais je compris alors une chose, c’est que le fonctionnement démocratique de l’assemblée, l’expression citoyenne, la volonté de ne pas se faire confisquer la parole par des représentants, étaient au cœur de ce qui rassemblait ces personnes, et que c’était cela qui m’intéressait à moi aussi. Dès lors, ces sujets de prise de parole, de représentation, de fonctionnement démocratique étaient eux-mêmes le fond, et quel fond. Je compris que ce qui rassemblait autant de personnes différentes, c’était la volonté de s’approprier l’espace public, depuis trop longtemps confisqué par des organismes de représentation vus comme de moins en moins… représentatifs ; c’était la volonté d’exister en tant qu’humain acteur de la société, c’était ce sentiment que l’expression démocratique était, dans le système actuel, de moins en moins démocratique, confisquée par les élites, les organisations, les corporations, bref par les rentiers du système.
La discussion prit une autre tournure. Il s’agissait de savoir quelle devait être l’attitude par rapport aux médias. Certains étaient pour les ignorer ; et d’autres pour leur répondre, mais dans ceux-ci, il y avait débat pour savoir qui devait y aller pour nuit debout, et pour dire quoi. Le débat fut âpre, mais il fut finalement décidé qu’il fallait honorer les invitations médiatiques, mais que les personnes invitées ne pourraient parler qu’en leur propre nom et qualité de citoyen. Quant au fond de ce qu’il fallait dire, il ne fut quasiment pas abordé. On sentait qu’il y avait là un enjeu, et que certains cherchaient à se positionner, bien que s’en défendant publiquement : « ils (les journalistes) m’ont appelé, mais j’ai refusé » ; « si vous votez de ne pas y aller, c’est pas grave, je n’irai pas… »
Je discutais avec mon voisin, un homme aux cheveux blancs qui faisait le tour pour discuter avec tout le monde. Il me dit d’emblée qu’il était d’extrême gauche et pour la lutte des classes. Je lui répondis que j’étais moi aussi contre le système, mais que je n’étais pas pour la lutte des classes. Tu as plus de points communs, lui dis-je, avec un commerçant, un artisan, un agriculteur ou un patron de TPE, dont vous partagez la précarité, qu’avec un haut fonctionnaire, un cadre supérieur parisien, ou un pilote d’air France. Dès lors, les anciennes lignes de la lutte des classes n’ont plus lieu d’être. Nos échanges paradoxalement furent cordiaux et constructifs, et nous nous séparâmes avec une tape amicale sur l’épaule
Par Emmanuel – le 13 avril 2016